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Mais, soudain incertaine, elle s’était tue, fascinée par ce qu’elle voyait dans ses yeux.

— Dans une semaine, avait-il répété. (Sa voix avait perdu toute sa force et n’était plus qu’un souffle.) Je t’en prie. Je ne promets rien. Si tu veux encore en parler dans une semaine, nous en parlerons. Autant que tu voudras.

Dans la cuisine ensoleillée, ils s’étaient longuement regardés et quand elle avait repris sa vaisselle, sans rien dire, il s’était mis à trembler. Mon Dieu, comme il avait besoin de boire un verre ! Rien qu’un petit remontant pour remettre les choses en perspective…

— Danny a rêvé cette nuit que tu as eu un accident de voiture, reprit-elle tout à coup. Il fait quelquefois de drôles de rêves. Il m’en a parlé ce matin, pendant que je l’habillais. C’est vrai, Jack ? Tu as eu un accident ?

— Mais non.

À midi, l’envie de boire était devenue si forte qu’il avait de la température. Il s’était rendu chez Al.

— Tu n’as rien bu ? lui avait demandé Al avant de le faire entrer.

Al avait une mine effroyable.

— Rien. Tu ressembles à Lon Chaney dans Le Fantôme de l’Opéra.

— Entre donc.

Ils avaient joué au whist à deux tout l’après-midi, sans rien boire.

Une semaine s’était écoulée. Wendy et lui ne se parlaient pas beaucoup. Mais il savait qu’elle l’observait, incrédule. Il buvait du café très fort et un nombre incalculable de coca-colas. Un soir il avait liquidé tout un carton de coke et avait dû courir à la salle de bains pour le vomir. Le niveau d’alcool dans les bouteilles du placard ne baissait pas. Après ses cours, il s’en allait chez Al Shockley — elle haïssait Al Shockley comme elle n’avait jamais haï personne — et, quand il rentrait à la maison, elle aurait juré que son haleine sentait le scotch ou le gin, mais après le dîner il lui parlait lucidement, buvait un café, jouait avec Danny, partageait un coke avec lui, lui lisait une histoire, et enfin allait corriger ses dissertations, tout en buvant du café, tasse sur tasse. Elle avait dû reconnaître qu’elle s’était trompée.

Les semaines avaient passé et les paroles redoutables que Wendy avait été sur le point de prononcer ne furent pas dites. Mais Jack sentait bien qu’elles avaient été refoulées, pas vaincues. Ce qui n’empêchait pas que la vie de tous les jours devenait plus facile. Jusqu’à l’incident de George Hatfield. Il avait de nouveau perdu la tête. Et, cette fois-ci, il n’était même pas ivre.

— Monsieur, votre correspondant ne répond toujours pas…

— Allô ?

C’était la voix d’Al, tout essoufflé.

— Vous pouvez parler, dit la standardiste d’un air agacé.

— Al, c’est Jack Torrance.

— Jacky-boy ! (Al était vraiment ravi.) Comment vas-tu ?

— Bien. Je te téléphone pour te remercier. J’ai eu le poste et c’est parfait. Si je n’arrive pas à terminer cette pièce cet hiver quand je serai bloqué là-haut, c’est que je ne la terminerai jamais.

— Tu la termineras.

— Et toi, comment ça va ? demanda Jack, un peu hésitant.

— Pas une goutte. Et toi ?

— Une sécheresse record.

— Ça te manque ?

— Tous les jours.

Al rit.

— Je connais ça. Mais je ne sais vraiment pas comment tu as tenu le coup après cette histoire avec Hatfield, Jack. Tu as été héroïque.

— Je me demande pourquoi j’ai fait une connerie pareille, dit Jack sur un ton neutre.

— Ne t’en fais pas. D’ici le printemps j’aurai réussi à leur faire entendre raison. Déjà Effinger commence à dire qu’ils ont peut-être agi précipitamment. Et si la pièce fait parler d’elle…

— Bien sûr. Écoute, mon gosse m’attend dans la voiture, Al, et il commence à s’agiter…

— Je comprends. Je vous souhaite à tous trois de passer un excellent hiver là-haut. J’ai été heureux de te rendre service.

— Merci encore, Al.

Jack raccrocha, retourna à la voiture et donna à Danny le Nuts ramolli.

— Papa ?

— Oui, prof ?

Danny hésita, remarquant l’air préoccupé de son père.

— Pendant que je t’attendais, là-bas sur le trottoir, j’ai fait un mauvais rêve. Tu te souviens, quand je me suis endormi ?

— Hum-m-m.

C’était inutile d’insister. Papa était ailleurs, loin de lui. Il pensait encore à la Vilaine Chose.

« J’ai rêvé que tu me faisais mal, Papa. »

— Et c’était quoi, ton rêve, prof ?

— Oh ! rien, dit Danny.

Pendant qu’ils quittaient le parking, il remit les cartes dans la boîte à gants.

— Bien vrai ?

— Oui.

Jack lança un regard anxieux à son fils, puis se mit à réfléchir à sa pièce.

6.

PENSÉES NOCTURNES

Ils avaient fait l’amour et son homme dormait maintenant à ses côtés. Son homme.

Sa semence encore chaude coulait lentement le long de ses cuisses légèrement entrouvertes et, dans le noir, elle eut un sourire doux-amer en pensant aux mille sentiments qu’évoquait l’expression son homme. Aucun de ces sentiments n’avait en lui-même de sens, mais pris ensemble, dans cette obscurité qui la faisait glisser vers le sommeil, ils s’harmonisaient en une musique mélancolique et captivante, comme un air de blues dans une boîte de nuit presque déserte.

Le présent s’éloigna peu à peu puis s’effaça complètement. Elle essayait de se rappeler combien de lits elle avait partagés avec l’homme étendu à ses côtés. Ils s’étaient rencontrés à l’Université et avaient fait l’amour pour la première fois dans son appartement à lui… à peine trois mois après que sa mère l’eut chassée de la maison, en l’accusant d’être la cause de son divorce et en lui interdisant de revenir — elle n’avait qu’à aller chez son père, avait-elle dit. C’était en 1970. Comme le temps passait ! À la fin de l’année scolaire, Jack et elle s’étaient mis ensemble. Ils avaient trouvé du travail pour l’été et décidé de garder l’appartement pour leur dernière année d’études. C’était de ce lit-là qu’elle se souvenait le mieux, un grand lit à deux places qui s’affaissait au milieu. Quand ils faisaient l’amour, les grincements des ressorts rouillés battaient la mesure. À l’automne, elle avait enfin réussi à rompre avec sa mère. Jack l’y avait aidée. « Elle veut continuer à te punir, lui avait-il dit. Plus tu lui téléphones et lui cèdes en la suppliant de te pardonner, plus elle te punira en se servant de ton père. Ça lui fait du bien, Wendy, parce qu’elle peut continuer à faire croire que tout est arrivé par ta faute. Mais ça ne te fait pas de bien à toi. » Dans ce lit, ils en avaient parlé et reparlé, tout au long de l’année.

Assis sur le lit, émergeant d’un tas de couvertures enroulées autour de sa taille, une cigarette allumée entre les doigts, Jack l’avait regardée droit dans les yeux de cet air mi-fâché, mi-amusé qu’il prenait lorsqu’il essayait de la convaincre : « Elle t’a dit de ne jamais revenir ? De ne jamais remettre les pieds chez elle ? Alors pourquoi est-ce qu’elle ne raccroche pas quand elle se rend compte que c’est toi qui es au bout du fil ? Pourquoi est-ce qu’elle ne te laisse entrer chez elle que quand je ne suis pas là ? Parce qu’elle sait que je lui couperais ses effets. Elle veut pouvoir continuer à retourner le couteau dans la plaie en toute tranquillité, ma petite. Et tu es assez idiote pour la laisser faire. Puisqu’elle t’a dit de ne jamais revenir, tu n’as qu’à la prendre au mot. Laisse-la tomber. » Et elle avait fini par trouver qu’il avait raison.