C’est Jack qui avait suggéré une séparation provisoire pour qu’ils puissent prendre du recul et voir clair dans leurs sentiments. Elle avait craint alors qu’il ne s’intéressât à une autre femme, mais elle apprit plus tard qu’il n’en était rien. Au printemps ils avaient repris la vie commune et il lui avait demandé si elle était allée voir son père. Elle avait sursauté comme s’il l’avait frappée.
— Comment le sais-tu ?
— Le Fantôme sait tout.
— Alors tu m’espionnes !
Il avait eu ce rire condescendant qui l’avait toujours démontée. Il avait l’air de dire qu’elle n’avait pas plus de jugeote qu’une gosse de huit ans et qu’il la comprenait mieux qu’elle ne se comprenait elle-même.
— Tu avais besoin de réfléchir.
— Pour quoi faire ?
— Pour choisir entre nous deux, sans doute. Je crois que je suis en train de faire une demande en mariage.
Son père était venu à leur mariage, mais pas sa mère. Elle s’était rendu compte qu’elle pouvait se consoler d’avoir perdu celle-ci puisqu’elle avait Jack. Puis il y avait eu la naissance de Danny, ce fils qu’elle adorait.
Ç’avait été l’année de leurs plus beaux jours et c’était dans ce lit-là qu’ils avaient été le plus heureux. Après l’arrivée de Danny, Jack lui avait trouvé du travail. Il s’agissait de taper à la machine les interrogations, les examens, les programmes, les notes et les bibliographies d’une demi-douzaine de professeurs de la faculté des lettres. Ils avaient acheté leur première voiture, une Buick d’occasion, vieille de cinq ans, avec un fauteuil pour bébé incorporé au milieu du siège avant. Ils formaient un jeune couple plein d’allant et de promesse. La naissance de Danny avait entraîné une réconciliation avec sa mère. Leurs rapports étaient restés tendus et difficiles, mais du moins se parlaient-elles. Wendy allait chez sa mère sans Jack et elle s’abstenait de lui raconter comment celle-ci réarrangeait les couches, observait d’un œil critique la préparation du biberon et guettait toujours l’apparition de rougeurs sur les petites fesses. Sa mère n’avait pas eu besoin d’accusations directes pour se faire comprendre. Le prix dont Wendy devait payer leur réconciliation — et qu’elle continuerait peut-être toujours à payer — était le sentiment d’être une mauvaise mère. En entretenant ce sentiment chez sa fille, la mère continuait de la punir.
Dans leur quatre-pièces, Wendy passait ses journées à faire le ménage, à donner le biberon à Danny dans la cuisine ensoleillée et à écouter des disques sur la vieille chaîne stéréo qu’elle avait achetée quand elle était encore au lycée. Jack rentrait à trois heures de l’après-midi (ou à deux heures s’il trouvait un prétexte pour sécher la dernière heure) et, pendant que Danny dormait, il l’emmenait dans leur chambre et lui faisait oublier son sentiment d’infériorité.
Le soir, elle tapait pendant qu’il préparait ses cours et écrivait ses nouvelles. Parfois, quittant la chambre qui lui servait de bureau, elle découvrait sur le canapé du salon le père et le fils endormis ensemble, Jack en slip avec Danny étendu confortablement sur sa poitrine, le pouce dans la bouche. Alors elle couchait Danny dans son berceau, lisait ce que Jack avait écrit ce soir-là, puis le réveillait pour qu’il se mît au lit.
Oui, ç’avait été leur meilleure année.
Un jour, le soleil brillera dans la cour de ma maison.
À cette époque-là, l’alcool n’était pas encore un problème. Le samedi soir, une bande de copains de la fac venaient à la maison et passaient la soirée à discuter, tout en vidant un carton de bière. Comme elle était étudiante en sociologie et n’avait pas fait d’études littéraires, elle ne participait guère aux discussions. D’ailleurs elle n’éprouvait pas le besoin de s’y mêler ; installée dans son fauteuil à bascule, elle se contentait d’écouter Jack, assis par terre à la turque à côté d’elle, une bouteille dans une main, l’autre refermée autour de son mollet ou de sa cheville.
La compétition à l’université de New Hampshire était sévère. Il fallait travailler dur et Jack avait trouvé le moyen, en plus, d’écrire des nouvelles. Il y consacrait au moins une heure tous les soirs. C’était devenu une habitude. Les réunions du samedi soir avaient une fonction thérapeutique. Elles servaient de soupape de sécurité à des pressions qui, sans cette détente, se seraient accumulées et auraient fini par exploser.
Ses études terminées, il avait décroché un poste à Stovington, grâce surtout à ses nouvelles dont quatre avaient déjà été publiées. La revue Esquire en avait acheté une et, bien que ce souvenir fût vieux de trois ans, Wendy se rappelait encore très bien le jour où ils l’avaient appris. Elle avait failli jeter l’enveloppe, croyant que c’était une offre d’abonnement. L’ayant ouverte par acquit de conscience, elle y avait trouvé une lettre d’Esquire disant que la revue souhaitait publier la nouvelle Les Trous noirs au début de l’année suivante. On en offrait neuf cents dollars payables dès réception de son accord, sans attendre la publication. C’était plus qu’elle ne gagnait en six mois de travail et, abandonnant Danny sur sa chaise haute, elle avait couru au téléphone. Bouche bée, les yeux ronds et le visage barbouillé de hachis et de purée de petits pois, il l’avait regardée avec un air de stupéfaction comique.
En apprenant ça, Jack avait quitté immédiatement l’université et quarante-cinq minutes plus tard il était arrivé dans la vieille Buick qui raclait le sol, affaissée sous le poids de sept passagers et d’une caisse de bière. Après avoir porté un toast rituel auquel Wendy avait participé, bien que d’ordinaire elle ne touchât pas à la bière, Jack avait signé le contrat et l’avait glissé dans l’enveloppe de retour qu’il était allé poster lui-même dans la boîte aux lettres au bout de la rue. Au moment de rentrer dans l’appartement, il s’était arrêté un instant dans l’entrée et avait déclaré sur un ton sentencieux : « Veni, vidi, vici. » On l’avait acclamé, applaudi. À onze heures du soir, la bière épuisée, Jack et les deux autres qui tenaient encore debout étaient partis faire la tournée des bars.
Elle avait voulu l’arrêter dans le hall du rez-de-chaussée. Les deux autres, déjà installés dans la voiture, s’étaient mis à chanter, de leurs voix avinées, des chansons d’étudiants. Jack, accroupi, un genou à terre, essayait en vain de renouer ses lacets.
— Jack, lui avait-elle dit, tu n’arrives même pas à attacher tes lacets et tu voudrais conduire ?
Il s’était mis debout et avait posé calmement ses mains sur ses épaules.
— Je crois que je pourrais m’envoler vers la lune si j’en avais envie.
— Non, avait-elle répliqué. Pas pour tous les Esquire du monde.
— Je ne rentrerai pas tard.
Mais il n’était rentré qu’à quatre heures du matin et, à force de trébucher et de grommeler dans l’escalier, il avait réveillé le bébé. Pour le calmer, il avait pris Danny dans ses bras puis il l’avait laissé tomber par terre. Wendy, arrivée en catastrophe, avait ramassé le bébé et, s’installant dans le fauteuil à bascule, s’était mise à le bercer pour le consoler. En voyant le bleu sur le front du bébé, sa première pensée — que Dieu lui pardonne ! que Dieu leur pardonne ! — avait été de se demander quelle serait la réaction de sa mère. Pendant les cinq heures que Jack avait été absent, elle n’avait pas cessé de penser à sa mère et à sa prédiction que Jack n’arriverait jamais à rien. « Bardé de diplômes, la tête pleine d’idées ? Mais, ma fille, c’est de cette farine-là qu’on fait les chômeurs ! » Est-ce que la publication d’une de ses nouvelles dans Esquire donnait tort ou raison à sa mère ? « Winnifred, tu ne tiens pas cet enfant comme il faut. Donne-le-moi. » Est-ce qu’elle tenait son mari comme il fallait ? Si oui, pourquoi avait-il éprouvé le besoin de quitter la maison pour fêter son triomphe ? À cette pensée elle s’était sentie gagnée par la panique. L’idée que son départ n’avait rien à voir avec elle ne l’avait même pas effleurée.