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— Félicitations, lui avait-elle lancé sur un ton acerbe, tout en berçant Danny qui s’était presque rendormi. Il a peut-être un traumatisme crânien.

— Mais non, c’est une simple contusion, lui avait-il répliqué d’un air boudeur, comme un enfant qui veut se repentir mais n’y arrive pas.

Pendant un instant, elle l’avait haï.

— Peut-être que oui, avait-elle répondu sur un ton agressif, peut-être que non.

Elle était effrayée de voir à quel point sa voix avait pris les accents de celle de sa mère quand elle se querellait avec son père. C’était hallucinant.

— Telle mère, telle fille, avait marmonné Jack.

— Va te coucher ! s’était-elle écriée, s’efforçant de paraître furieuse alors qu’elle n’était qu’affolée. Va te coucher, tu es ivre !

— Tu n’as pas à me donner des ordres.

— Jack, je t’en prie, il ne faut pas, c’est…

Elle avait cherché les mots, mais il n’y en avait pas.

— Je n’ai pas d’ordres à recevoir de toi, avait-il répété avec hargne, et il était parti se coucher.

Au bout de cinq minutes ses ronflements s’étaient mis à ponctuer le silence. Restée seule avec Danny qui s’était rendormi, elle n’avait quitté son fauteuil à bascule que pour aller s’étendre sur le canapé. Ç’avait été la première nuit qu’elle avait passée au salon.

À présent, assoupie mais non endormie, elle s’agitait sur son lit. Ses pensées, libérées des contraintes de la raison par l’approche du sommeil, se mirent à vagabonder. Sans s’attarder sur leur première année à Stovington et sur toute cette période pendant laquelle ses rapports avec Jack s’étaient progressivement dégradés, jusqu’au jour où « l’accident » du bras cassé de Danny avait consacré leur mésentente, son souvenir se fixa sur une scène qui s’était passée un matin au petit déjeuner.

Même après « l’accident » de Danny, elle n’avait pas voulu admettre que son mariage était un échec. Elle avait attendu en silence que le miracle se produisît, que Jack comprît le mal qu’il faisait, non seulement à lui-même, mais à elle aussi. Mais le rythme infernal ne s’était pas ralenti. Une rasade avant de partir au collège le matin ; deux ou trois bières avec le déjeuner à la cantine ; trois ou quatre martinis avant le dîner, cinq ou six autres pendant la correction des devoirs. Le week-end, il augmentait encore la dose et, quand il passait la soirée avec Al Shockley, il n’y avait plus de limite. Elle n’arrivait pas à comprendre qu’on pût tant souffrir sans être malade. Elle souffrait sans arrêt. Ce qui la tourmentait le plus, c’était la pensée qu’elle était peut-être, elle aussi, partiellement responsable.

Pendant la nuit qui avait précédé la scène du petit déjeuner, elle était restée éveillée très tard, tournant et retournant le problème dans sa tête. Il fallait prendre une décision.

Elle était arrivée à la conclusion que le divorce s’imposait. Il était nécessaire non seulement pour son fils, mais pour elle-même, si elle voulait encore tirer parti de ce qui lui restait de sa jeunesse. Elle devait s’incliner devant les faits. Son mari était un ivrogne, sujet à des accès de colère qu’il n’arrivait plus à contrôler depuis qu’il s’adonnait à la boisson, et il ne parvenait plus à écrire. Accident ou pas, il avait cassé le bras de Danny. Tôt ou tard, il serait mis à la porte du collège. Elle avait déjà surpris les regards apitoyés des épouses de ses collègues. Elle avait supporté l’enfer de ce mariage aussi longtemps qu’elle le pouvait. Maintenant il fallait y mettre un terme. Jack aurait le droit de voir Danny autant que le prévoyait la loi et elle ne demanderait de pension alimentaire que tant qu’elle n’aurait pas trouvé de travail. Il faudrait faire vite, d’ailleurs, car Jack ne serait peut-être bientôt plus en mesure de la lui payer. Elle tâcherait de faire cela proprement, sans rancune. Mais il fallait le faire.

Tels avaient été ses sentiments au moment où elle s’était endormie d’un sommeil qui n’avait été ni profond ni réparateur, et au réveil, malgré la beauté de la matinée ensoleillée, ils n’avaient pas changé. C’était le dos tourné, les mains plongées jusqu’aux poignets dans l’eau de vaisselle qu’elle avait abordé le sujet pénible.

— J’ai beaucoup réfléchi ces derniers temps et j’ai enfin pris une décision. Il fallait le faire, dans mon intérêt et dans celui de Danny. Dans le tien aussi peut-être — je ne sais pas. J’aurais sans doute dû t’en parler plus tôt.

Elle avait redouté une explosion de colère, des récriminations, mais, très calme, il avait dit quelque chose d’inattendu :

— Veux-tu m’accorder une faveur ?

Elle avait accepté, et ils n’en avaient plus parlé. Pendant la première semaine Jack avait fréquenté Al Shockley plus que jamais, mais il rentrait de bonne heure, et son haleine ne sentait plus l’alcool. Elle s’imaginait parfois en détecter l’odeur mais savait qu’elle se trompait. Une deuxième semaine s’était passée de la même façon ; puis une troisième, et ainsi de suite.

Le projet de divorce était renvoyé en commission, sans avoir été mis aux voix.

Elle se demandait si Danny avait joué un rôle dans la transformation de son père.

Dans son demi-sommeil, elle se mit à revivre la naissance de Danny. Elle se revoyait sur la table d’accouchement, baignée de sueur, les cheveux collés, les jambes écartées dans les étriers.

L’oxygène qu’on lui faisait respirer par bouffées l’avait un peu grisée. À un moment donné, elle avait murmuré qu’elle devait ressembler à une réclame pour viol collectif, ce qui avait amusé l’infirmière, un vieux cheval de retour qui avait vu naître assez d’enfants pour remplir tout le lycée.

Le docteur s’affairait entre ses jambes et l’infirmière à ses côtés rangeait les instruments en chantonnant. Les douleurs, aiguës et lancinantes, s’étaient accélérées et plusieurs fois elle n’avait pas pu s’empêcher de crier.

Puis le docteur lui avait dit sur un ton sévère qu’il fallait POUSSER, ce qu’elle avait fait, et elle avait alors senti qu’on lui enlevait quelque chose. Elle se souvenait parfaitement de la sensation de la chose enlevée. Quand le docteur avait soulevé le bébé par les pieds, elle avait vu son sexe minuscule et avait su immédiatement que c’était un garçon. Pendant que le docteur cherchait à tâtons le masque à oxygène, elle avait aperçu quelque chose qui, malgré son épuisement, lui avait arraché un dernier cri.

Il n’avait pas de visage !

Elle avait conservé dans un bocal la membrane qui avait recouvert sa tête, dissimulant sa mignonne petite frimousse. Ce n’était pas qu’elle fût superstitieuse, mais elle tenait quand même à cette coiffe et, bien qu’elle ne crût pas aux histoires de bonne femme, il fallait bien admettre que son petit garçon avait été exceptionnel dès le début. Elle ne croyait pas à la double vue et pourtant…