Est-ce que Papa a eu un accident ? J’ai rêvé que Papa avait eu un accident.
Qu’est-ce qui avait bien pu provoquer cette transformation chez Jack ? Elle ne pouvait pas croire que sa propre résolution à demander le divorce suffisait à l’expliquer. Quelque chose était arrivé cette nuit-là, pendant qu’elle sommeillait. Al Shockley avait affirmé qu’il ne s’était rien passé de particulier, mais il avait détourné les yeux en le disant. Et, à en croire la rumeur publique, Al s’était arrêté de boire, lui aussi.
Dans sa décision de rester avec Jack, Danny avait compté plus qu’elle n’aurait voulu l’admettre si elle avait été complètement éveillée ; mais, maintenant qu’elle somnolait, elle pouvait le reconnaître : Danny était bien le fils de son père et l’avait toujours été, tout comme elle-même avait toujours été la fille de son père. Pas une seule fois Danny n’avait recraché le lait de son biberon sur la chemise de Jack. Quand, de guerre lasse, elle renonçait à lui faire terminer son repas, Jack arrivait toujours à le lui faire avaler, même lorsqu’il faisait ses dents et que visiblement le fait de mâcher lui faisait mal. Quand il avait mal au ventre, elle devait le bercer pendant une heure avant qu’il ne se calmât alors que Jack n’avait qu’à le prendre dans ses bras et lui faire faire deux fois le tour de la chambre pour qu’il s’endormît profondément, la tête appuyée contre l’épaule de son père, le pouce à la bouche.
Jack n’avait jamais répugné à changer ses couches, même celles qu’il appelait les paquets recommandés. Il pouvait rester des heures avec Danny, à le faire sauter sur ses genoux, à jouer avec ses doigts, à lui faire des grimaces, tandis que Danny, se tordant de rire, essayait de lui attraper le bout du nez. Il savait préparer les biberons et les donnait à la perfection, jusqu’au dernier rot. Même quand Danny était encore tout petit, Jack l’avait souvent emmené avec lui en voiture lorsqu’il allait acheter le journal, une bouteille de lait ou des clous à la quincaillerie. À six mois, Jack l’avait même emmené avec lui à un match de football entre Stovington et Keene et, pendant toute la rencontre, Danny, enveloppé d’une couverture et serrant dans sa menotte potelée la hampe d’un petit drapeau de l’équipe de Stovington, était resté sans bouger sur les genoux de son père.
Il aimait sa mère, mais il était le fils de son père.
Combien de fois n’avait-elle pas senti l’opposition de Danny à toute idée de divorce ! Quand elle y pensait le soir à la cuisine, tout en pelant les pommes de terre pour le souper, elle sentait parfois son regard se poser sur elle et, si elle se retournait, elle lisait une accusation dans ses yeux. Un jour qu’elle le promenait au parc, il l’avait saisie des deux mains et lui avait demandé sur un ton agressif : « Est-ce que tu m’aimes ? Est-ce que tu aimes Papa ? » Un peu perplexe, elle l’avait rassuré : « Mais bien sûr, mon lapin. » Alors il avait foncé vers la mare aux canards, semant la panique parmi les volatiles tandis qu’elle le suivait des yeux en se demandant quelle mouche l’avait piqué.
Elle avait même eu le sentiment à plusieurs reprises que si elle avait renoncé à parler à Jack de divorce ce n’était pas par faiblesse mais parce que Danny s’y opposait avec tant d’énergie.
Je me refuse à croire des choses pareilles.
Mais dans sa demi-conscience, elle y croyait et, en s’endormant avec la semence de son mari qui séchait sur ses cuisses, elle avait le sentiment que leur union à tous trois était indestructible et que si cette union venait à se défaire, ce ne serait pas par la faute de l’un d’eux, mais à cause d’une intervention extérieure.
Elle croyait avant tout à son amour pour Jack. Elle n’avait jamais cessé de l’aimer, sauf peut-être pendant la période sombre qui avait suivi « l’accident » de Danny. Et elle aimait les voir marcher, s’asseoir ou se promener en voiture ensemble, jouer à la belotte — la grande tête de Jack et la petite tête de Danny penchées sur l’éventail des cartes — ou partager un coke en lisant les bandes dessinées. Elle aimait les avoir tous deux auprès d’elle et espérait de toutes ses forces que ce poste de gardien qu’Al avait trouvé pour Jack marquerait un nouveau départ dans leur vie.
7.
DANS LA CHAMBRE D’À CÔTÉ
Danny se réveilla en sursaut. Les cris rauques d’un ivrogne écumant de rage, ponctués d’un bruit sourd de coups de maillet, retentissaient encore dans ses oreilles : Viens ici, petit merdeux, viens recevoir ta raclée ! Je t’apprendrai à m’obéir, tu auras la correction que tu mérites !
Il finit par comprendre que les coups qu’il entendait étaient les battements de son propre cœur et que les cris n’étaient rien d’autre que les hurlements lointains d’une sirène de police.
Immobile, il regardait frémir au plafond les ombres des feuilles agitées par le vent. Elles s’entortillaient sinueusement comme les lianes d’une forêt vierge, comme les guirlandes stylisées d’une somptueuse moquette. Sous le molleton de son pyjama-combinaison, un voile de transpiration avait perlé sur sa peau.
— Tony ? chuchota-t-il. Est-ce que tu es là ?
Il n’y eut pas de réponse.
Il se glissa hors de son lit et gagna, à pas de loup, la fenêtre pour observer Arapahoe Street, à présent déserte et silencieuse. Il était deux heures du matin.
Le vent soupirait dans les arbres et chassait devant lui les feuilles mortes qui frôlaient, au passage, les trottoirs déserts et les enjoliveurs des voitures en stationnement ; à cette heure il devait être le seul à entendre leur petit bruissement triste, à moins que quelque bête affamée ne rodât dans l’ombre, flairant la brise et dressant l’oreille.
Je t’apprendrai à m’obéir. Tu vas recevoir la correction que tu mérites !
— Tony ? murmura-t-il de nouveau, sans beaucoup d’espoir.
Il n’y eut pour toute réponse que le gémissement du vent qui soufflait plus fort à présent, éparpillant les feuilles sur le bord du toit au-dessous de sa fenêtre.
— Danny… Danni… i… y.
La voix familière le fit sursauter. Ses petites mains crispées sur le rebord de la fenêtre, il se pencha au-dehors. La voix de Tony avait communiqué une nouvelle vie à la nuit, une vie silencieuse et secrète qui chuchotait même quand, dans les accalmies du vent, les feuilles s’immobilisaient et que les ombres se figeaient. Au-delà du premier pâté de maisons, près de l’arrêt des autobus, il crut distinguer une ombre plus noire, mais ce n’était peut-être qu’une illusion.
N’y va pas, Danny…
De nouvelles rafales de vent lui firent cligner les yeux. Quand il les rouvrit, l’ombre était partie… si elle avait jamais été là. Il resta près de la fenêtre pendant
(une minute ? une heure ?)
un certain temps encore, mais il ne se passa plus rien. Il finit par regagner son lit, s’y glissa et remonta les couvertures sur lui. Mais la lumière du lampadaire ne le rassurait plus et les ombres qu’elle projetait sur les murs se transformèrent en une jungle de plantes carnivores qui semblaient vouloir l’enlacer de leurs tentacules, le serrer jusqu’à l’étouffer et l’entraîner vers un gouffre où clignotait en rouge le mot terrible : TROMAL.
DEUXIÈME PARTIE
JOUR DE FERMETURE
8.
PREMIER REGARD SUR L’OVERLOOK