9.
PREMIER CONTACT
Ullman les attendait derrière la grande porte d’entrée de style 1900. Il serra la main de Jack mais se contenta de saluer Wendy de la tête. Il n’avait pas dû apprécier l’effet qu’elle avait produit en pénétrant dans le hall, car, avec son opulente chevelure dorée que la simplicité de la petite robe bleu marine mettait si bien en valeur, elle ne passait pas inaperçue. La robe s’arrêtait pudiquement à quatre centimètres au-dessus du genou, mais on n’avait pas besoin d’en voir davantage pour savoir qu’elle avait de belles jambes.
Ullman ne semblait éprouver de véritable sympathie que pour Danny. Ce n’était pas la première fois, avait remarqué Wendy, que Danny attendrissait ceux qui, d’ordinaire, éprouvaient pour les enfants les mêmes sentiments que W.C. Fields. Ullman s’inclina légèrement et tendit sa main à Danny, qui la prit d’un air sérieux, sans sourire.
— Mon fils, Danny, dit Jack. Et mon épouse, Winnifred.
— Je suis heureux de faire votre connaissance, dit Ullman. Quel âge as-tu, Danny ?
— Cinq ans, monsieur.
— Tu as cinq ans et tu dis déjà monsieur ! (Ullman sourit et jeta un coup d’œil à Jack.) Il est bien élevé.
— Très bien élevé, renchérit Jack.
— Mrs Torrance.
Il s’inclina de nouveau et Wendy lui tendit sa main d’un air indécis, se demandant s’il n’allait pas la lui baiser. Mais il se contenta de la serrer rapidement entre les siennes, qui étaient si sèches et lisses qu’elle pensa qu’il devait se les poudrer.
Le hall de l’hôtel était devenu le théâtre d’une activité fiévreuse. Pas un des fauteuils vieillots à dossier montant qui ne fût occupé. Les chasseurs allaient et venaient, chargés de valises, et on faisait la queue devant le bureau de la réception où trônait une énorme caisse en cuivre que des autocollants de cartes de crédit Bank Americard et Master Charge rendaient encore plus anachronique.
— C’est le dernier jour de la saison, déclara Ullman. Ah ! ces jours de fermeture ! Toujours frénétiques. Je ne vous attendais qu’à trois heures, Mr Torrance.
— Je voulais laisser à notre Volkswagen le temps de faire sa crise de nerfs, si l’envie lui en prenait. Mais elle a choisi d’être raisonnable.
— Quelle chance, dit Ullman. Je vous ferai faire le tour de l’hôtel tout à l’heure, et Dick Hallorann montrera la cuisine à Mrs Torrance. Mais, pour l’instant, je crains que…
Un des caissiers de l’hôtel s’était approché d’eux et essayait d’attirer l’attention d’Ullman.
— Excusez-moi, Mr Ullman.
— Eh bien ? Qu’est-ce qu’il y a ?
— C’est Mrs Brant, dit le caissier, très gêné. Elle refuse de payer sa note autrement que sur l’American Express. Je lui ai bien dit que ça fait un an que nous n’acceptons plus les cartes American Express, mais elle ne veut rien savoir…
Il regarda la famille Torrance, puis Ullman et haussa les épaules.
— Je vais m’en occuper.
— Merci, Mr Ullmann.
Le caissier regagna son bureau où une énorme virago fagotée dans un long manteau de fourrure et un boa de plumes noires clamait son indignation.
— Je vous prie de m’excuser, dit Ullman.
Ils le regardèrent traverser le hall et aborder respecteusement Mrs Brant qui dirigea aussitôt ses foudres sur lui. Il l’écouta d’un air compréhensif, en hochant la tête, puis lui dit quelque chose à son tour, et Mrs Brant, d’un air triomphant, se tourna vers le malheureux caissier à qui elle lança d’une voix perçante :
— Grâce à Dieu, tous les employés de cet hôtel ne sont pas des incapables !
Ullmann, qui arrivait à peine à hauteur de l’épaule de Mrs Brant, lui offrit le bras et ils s’en allèrent ensemble, sans doute vers son bureau personnel.
— Bigre ! dit Wendy en souriant. Voilà un type qui connaît son métier.
— Regardez le paysage, dit Jack.
— Oh ! c’est magnifique ! Regarde, Danny !
Mais Danny ne trouvait rien de très excitant à ce paysage. Il n’aimait pas les hauteurs ; elles lui donnaient le vertige. Au-delà du grand porche qui courait le long de la façade, une pelouse magnifiquement entretenue, avec, à droite, un petit terrain d’entraînement pour les golfeurs, descendait vers une piscine rectangulaire au bout de laquelle se dressait un panneau sur trépied où il était écrit FERMÉ. C’était, avec STOP, SORTIE, PIZZA et quelques autres, l’un des rares panneaux que Danny savait lire tout seul.
Au-delà de la piscine, un chemin de gravier serpentait parmi des plantations de jeunes pins, de sapins et de trembles. Danny aperçut un autre panneau, plus petit, qui ne figurait pas dans son répertoire ; il comportait une flèche et le mot ROQUE.
— Papa, qu’est-ce que c’est que R-O-Q-U-E ?
— C’est un jeu, répondit Jack, semblable au jeu de croquet, mais le court est fermé sur les quatre côtés comme une immense table de billard et il est recouvert non pas de gazon mais de gravier. C’est un jeu très ancien, Danny. Il y a quelquefois des tournois ici.
— On le joue avec un maillet de croquet ?
— Le maillet ressemble à celui du croquet, mais le manche est un peu plus court, et les deux côtés de la tête sont différents ; l’un est en caoutchouc très dur et l’autre en bois.
Sors de là, petit merdeux.
— Ça se prononce roke, dit Papa. Je t’apprendrai à y jouer si tu veux.
— Je verrai, répondit Danny d’une petite voix atone qui laissa ses parents perplexes. Je ne suis pas sûr que ça me plairait.
— Eh bien, si ça ne te plaît pas, prof, tu n’es pas obligé de jouer. D’accord ?
— D’accord.
— Est-ce que les animaux te plaisent, au moins ? demanda Wendy. Ils sont taillés dans des buis.
Au-delà du chemin qui menait au court de roque, on avait aménagé une buissaie dont les arbustes étaient taillés en forme d’animaux. Danny, qui avait de bons yeux, reconnut un lapin, un chien, un cheval, une vache, ainsi qu’un trio de bêtes plus imposantes qui ressemblaient à des lions gambadant.
— Tu vois, Danny, au fur et à mesure que le buis pousse, les formes se perdent et il faudra que je les tonde une ou deux fois par semaine jusqu’à ce que le froid arrête leur croissance.
— Il y a aussi un terrain de jeux, dit Wendy. Tu as vraiment de la chance, mon lapin.
Le terrain de jeux, qui se trouvait derrière la buissaie, comportait deux toboggans, une demi-douzaine de balançoires de diverses hauteurs, un jeu d’échelles, un tunnel en anneaux de béton, un bac à sable et une petite maison qui était la réplique exacte de l’Overlook.
— Ça te plaît, Danny ? demanda Wendy.
— Et comment ! dit-il, simulant l’enthousiasme qu’il aurait voulu éprouver. C’est très chouette.
Danny ne connaissait pas encore le mot « isolement », mais c’était bien celui qu’il cherchait pour exprimer le sentiment que lui faisait éprouver cet endroit. En bas, très loin, étendue au soleil comme un long serpent noir en train de faire un somme, la route, qui allait être fermée pendant tout l’hiver, s’en allait vers Boulder par le col de Sidewinder. Rien que d’y penser, Danny en eut la gorge serrée et il sursauta lorsque son père posa sa main sur son épaule.