Ils avaient repris leurs places de part et d’autre du bureau, Ullman derrière et Jack devant, l’employeur et l’employé, le bienfaiteur et le quémandeur. Le petit bonhomme chauve, en costume de ville et cravate discrète, croisa ses mains proprettes sur le sous-main et regarda Jack droit dans les yeux. Au revers de sa veste, en pendant à l’œillet rouge, il portait un petit badge qui disait simplement, en lettres dorées : PERSONNEL.
— Je vais être tout à fait franc avec vous, Mr Torrance. Albert Shockley est un homme puissant. Il détient une bonne partie des actions de l’hôtel et siège au comité de direction, mais il n’a pas une grande expérience de l’hôtellerie et il serait sans doute le premier à le reconnaître. En ce qui concerne le poste de gardien, sa volonté est formelle : il désire qu’il vous soit attribué. Je m’incline donc. Mais, s’il ne tenait qu’à moi, je ne vous aurais pas engagé.
Moites de sueur, les mains de Jack se crispèrent. Quel petit con prétentieux, quel sale petit con !
— Je ne crois pas que vous ayez beaucoup de sympathie pour moi, Mr Torrance, mais peu m’importe. En tout cas, ce ne sont pas vos sentiments à mon égard qui me font douter de votre aptitude à remplir les fonctions de gardien. En saison, du 15 mai au 30 septembre, l’Overlook compte cent dix employés, autrement dit, un par chambre. Parmi eux, rares sont ceux qui éprouvent de la sympathie pour moi. Certains iraient jusqu’à dire que je suis un salaud. Leur opinion ne me surprend pas. Il faut bien que je sois un peu salaud pour faire marcher cet hôtel comme il le mérite.
Il regarda Jack, sollicitant une réaction, et Jack lui décocha son plus large sourire dents blanches, provocant à force d’être béat.
Ullman reprit :
— C’est Robert Townley Watson, le grand-père de notre actuel agent technique, qui, en 1907, a entrepris la construction de l’Overlook. Il a fallu deux ans pour le terminer. Nous avons reçu les Vanderbilt, les Rockefeller, les Astor et les Du Pont. Quatre présidents nous ont fait l’honneur de séjourner dans la suite présidentielle : Wilson, Harding, Roosevelt et Nixon.
— Pour Harding et Nixon, il n’y a pas de quoi se vanter, murmura Jack.
Ullman tiqua légèrement mais poursuivit son exposé comme si de rien n’était :
— Mr Watson a fait faillite et, en 1915, il a vendu l’Overlook. Par la suite, l’hôtel a changé de mains trois fois, en 1922, en 1929 et en 1936. Il est resté inoccupé jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, époque à laquelle Horace Derwent, le millionnaire inventeur, pilote, producteur de cinéma et homme d’affaires, l’a acheté et l’a entièrement rénové.
— Ce nom me dit quelque chose, dit Jack.
— Ce n’est pas étonnant. Tout ce qu’il touche semble se transformer en or… à l’exception de l’Overlook. Il y a englouti un million de dollars avant même d’en ouvrir les portes. D’une ruine vétuste il a fait un palace. C’est lui qui a fait construire le terrain de roque que je vous ai vu admirer en arrivant.
— Roque ?
— L’ancêtre britannique de notre jeu de croquet, Mr Torrance. Le croquet n’est qu’une forme abâtardie du jeu de roque. La légende veut que ce soit la secrétaire de Derwent qui l’ait initié à ce jeu et qu’il en soit devenu un fanatique.
— C’est certainement vrai, dit Jack avec le plus grand sérieux.
Un terrain de roque, un parc aux massifs de buis taillés en animaux et puis quoi encore ? Une montgolfière pour faire des ascensions en montagne ? Il commençait à en avoir marre de Stuart Ullman, mais visiblement Ullman n’avait pas fini et il lui faudrait l’écouter jusqu’au bout.
— Lorsque le déficit atteignit trois millions, Derwent vendit l’hôtel à un groupe de spéculateurs californiens. Eux aussi ont dû déchanter ; ils n’étaient pas faits pour l’hôtellerie.
« En 1970, Mr Shockley et ses associés ont acheté l’hôtel et m’en ont confié la direction. Nous avons, nous aussi, travaillé à perte pendant plusieurs années, mais je suis heureux de pouvoir affirmer que, malgré nos difficultés, les propriétaires m’ont toujours fait confiance. L’année dernière, notre bilan était en équilibre et cette année il a été positif pour la première fois depuis soixante-dix ans.
Jack reconnut que la fierté d’Ullman était sans doute justifiée, mais cela ne modifiait en rien son antipathie instinctive pour ce petit con.
— Je ne vois pas le rapport entre l’histoire de l’Overlook — tout à fait passionnante, je vous l’accorde — et vos réticences à mon égard, Mr Ullman.
— Si nous avons perdu tant d’argent, c’est en grande partie à cause des dégâts causés par l’hiver. La marge bénéficiaire s’en ressent, Mr Torrance, plus que vous ne pouvez l’imaginer. L’hiver ici est si rude que j’ai dû créer un poste de gardien dont le travail consiste à surveiller la chaudière, à chauffer à tour de rôle les différentes parties de l’hôtel et à réparer les dégâts au fur et à mesure qu’ils se produisent, afin d’empêcher les éléments de prendre le dessus. Il doit avoir l’œil à tout et être capable de faire face à toutes les éventualités. La première année, j’ai engagé un homme marié et sa famille plutôt qu’un célibataire. Or il s’est produit une tragédie, une terrible tragédie.
Ullman dévisageait Jack, le fixant froidement.
— J’avais mal choisi mon homme, je le reconnais ; c’était un ivrogne.
Jack se sentit rougir et un sourire irrépressible — tout le contraire de son sourire Gibbs — naquit sur ses lèvres.
— C’est donc ça ? Je m’étonne qu’Al ne vous ait pas prévenu. Je ne bois plus.
— En effet, j’ai appris par Mr Shockley que vous aviez cessé de boire. Il m’a également parlé de votre emploi précédent — un poste de confiance, selon la formule consacrée. Vous étiez, si je ne me trompe, professeur de littérature dans un établissement privé du Vermont. Vous avez eu quelques ennuis et vous avez perdu la tête. Oh ! rassurez-vous, Mr Torrance, je n’entrerai pas dans les détails. Mais les analogies entre votre cas et celui de Grady sont si frappantes que j’ai cru utile d’évoquer votre passé. Au cours de l’hiver de 1970-71, après avoir remis l’hôtel en état, mais avant de l’avoir ouvert au public, j’ai embauché ce malheureux Grady. Il avait une femme et deux filles ; ils se sont installés tous les quatre dans le même appartement que vous allez occuper avec votre famille. Sachant que l’hiver serait rude et que pendant cinq ou six mois ils seraient coupés du monde, je n’étais pas sans appréhension.
— Mais est-on vraiment coupé du monde ? Il y a le téléphone et un poste émetteur sans doute. Et le parc national des Rocheuses doit bien disposer de quelques hélicoptères qui pourraient éventuellement nous dépanner.
— Je ne compterais pas là-dessus, si j’étais vous, dit Ullman. Nous avons en effet un poste émetteur-récepteur que Mr Watson vous montrera, ainsi que la liste des fréquences qui lui sont assignées. Mais les lignes téléphoniques qui nous relient à Sidewinder, la ville la plus proche, à soixante kilomètres à l’est, sont encore aériennes et elles sont coupées presque chaque hiver. Il faut compter en moyenne trois à six semaines avant qu’elles ne soient réparées. Nous disposons également d’un scooter des neiges qui est garé dans la remise.
— Alors on n’est pas vraiment coupé du monde.
Ullman parut excédé par tant de naïveté.
— Imaginez que votre femme ou votre fils tombe dans l’escalier et se fracture le crâne, Mr Torrance. Ne croyez-vous pas que vous auriez l’impression d’être coupé du monde ?