Ou si nous passions un excellent hiver — veux-tu te taire, Winnifred !
Dans la chambre froide où Hallorann les conduisit ensuite, ils avaient l’impression que l’hiver était déjà arrivé. Leur souffle faisait des bulles comme dans les bandes dessinées.
Il leur montra douze sacs en plastique qui contenaient chacun cinq kilos de viande hachée, ainsi qu’une dizaine de boîtes de jambon entassées comme des jetons de poker. Aux crochets plantés dans les murs lambrissés on avait suspendu quarante poulets et, en dessous, dix rôtis de bœuf, dix rôtis de porc et un quartier de mouton.
— Tu aimes le gigot, prof ? lui demanda Hallorann, un sourire aux lèvres.
— Je l’adore, répondit Danny sans hésitation.
Il n’en avait jamais mangé.
— Je savais que tu l’aimais. Par une nuit d’hiver, rien ne vaut deux bonnes tranches de gigot avec un peu de gelée à la menthe — et nous avons aussi de la gelée à la menthe ! Le gigot est ce que j’appellerai une viande pacifique ; il vous calme les intestins.
— Comment savez-vous que nous l’appelons prof ? demanda Jack tout à coup, intrigué.
Hallorann se retourna.
— Pardon ?
— Quelquefois nous l’appelons prof nous aussi, comme le personnage des bandes dessinées de Bugs Bunny.
— Il a bien l’air d’un prof, je trouve.
Il imita la grimace du grand Bugs et reprit sa formule rituelle :
— Eh bien, quoi de neuf, prof ?
Danny éclata de rire et Hallorann lui répéta sa question, mais autrement :
— Tu es sûr de ne pas vouloir venir en Floride avec moi ?
Danny avait parfaitement entendu chaque parole. Très étonné et même un peu effrayé, il interrogea Hallorann du regard, récoltant pour toute réponse un clin d’œil complice.
— Ici, dans cette huche, vous avez trente pains blancs et trente pains noirs. À l’Overlook, pas de discrimination contre les pains de couleur, voyez-vous. Je sais qu’avec soixante pains vous n’en aurez pas assez, mais vous avez tout ce qu’il faut pour en faire. D’ailleurs rien ne vaut le pain frais.
« Ici, c’est du poisson. La nourriture du cerveau. Pas vrai, prof ?
— C’est vrai, Maman ?
— Si Mr Hallorann le dit, c’est que c’est vrai, mon lapin.
Elle sourit.
Danny fit la grimace.
— Je n’aime pas le poisson.
— Tu as tort, dit Hallorann. C’est que tu n’en as jamais rencontré qui t’aimait, toi. Ce poisson-ci va t’aimer, j’en suis sûr. Il y a cinq livres de truite, cinq kilos de turbot, quinze boîtes de thon…
— J’aime bien le thon.
— Et cinq livres de la sole la plus succulente qui ait jamais frétillé dans la mer. Mon vieux, quand tu t’en iras, au printemps, tu remercieras ton ami… (Il fit claquer ses doigts comme s’il avait oublié quelque chose.) Comment je m’appelle, déjà ? J’ai un trou de mémoire !
— Mr Hallorann, dit Danny avec un grand sourire. Dick pour les amis.
— C’est ça ! Et puisque tu es un ami, tu n’as qu’à m’appeler Dick.
Tout en suivant Hallorann au fond de la cuisine, Jack et Wendy échangèrent un regard perplexe, essayant de se rappeler si Hallorann leur avait dit son prénom.
— Et voici quelque chose que j’ai pris spécialement pour vous, dit Hallorann. J’espère que ça vous plaira.
— Oh ! vous n’auriez pas dû, protesta Wendy, émue.
C’était une dinde de dix kilos, entourée d’un large ruban écarlate noué sur la poitrine.
— Il vous faut une dinde pour le Thanksgiving, affirma-t-il avec le plus grand sérieux. Et pour la Noël je vous ai pris un chapon qui se trouve là-bas quelque part. Vous finirez bien par le dénicher. Sortons d’ici avant d’attraper la crève. D’accord, prof ?
— D’accord !
— C’est incroyable ! s’exclama Wendy en sortant.
L’abondance et la fraîcheur de ces provisions l’avaient abasourdie. Elle était habituée à les nourrir avec trente dollars par semaine.
Hallorann se tourna vers Jack.
— Ullman vous a parlé des rats ?
Jack sourit.
— Il m’a dit qu’il y en avait peut-être au grenier. Watson, lui, semble croire qu’il y en a à la cave. Pourtant, s’il y avait des rats, ils se seraient servis des tonnes de papiers qui s’y entassent pour faire leurs nids. Or tout paraît être intact.
— Ce Watson, dit Hallorann, secouant la tête d’un air de consternation feinte. Avec son langage de charretier, c’est un vrai numéro. Vous avez déjà rencontré quelqu’un d’aussi mal embouché ?
— Pas souvent, reconnut Jack.
En fait, l’homme le plus mal embouché qu’il eût jamais connu, c’était son père.
— C’est triste, dit Hallorann, les conduisant vers la grande porte à double battant qui donnait accès au restaurant. Cette famille avait de l’argent autrefois. C’était le grand-père ou l’arrière-grand-père — je ne me souviens plus — qui a fait construire l’hôtel.
— C’est ce qu’on m’a dit, dit Jack.
— Qu’est-ce qui est arrivé ? demanda Wendy.
— Eh bien, ils ont fait de mauvaises affaires, dit Hallorann. Watson vous racontera toute l’histoire — et plutôt deux fois qu’une si vous le laissez faire. Dès qu’il s’agissait de son hôtel, le vieux ne voulait plus entendre raison. Sa femme y est morte de la grippe, le laissant seul avec son petit-fils. Ils ont fini comme gardiens de l’hôtel que le vieux avait fait construire.
— Oui, c’est triste, dit Wendy.
Ils traversèrent le restaurant avec son panorama fabuleux de cimes saupoudrées de neige. À présent il était vide et silencieux. Les nappes de toile blanche étaient protégées par des housses en plastique transparent. La moquette, roulée et rangée debout dans un coin de la pièce, semblait monter la garde.
En face, au-dessus de la porte à double battant, un panneau rustique annonçait, en lettres vieil or : Colorado Bar.
Suivant des yeux le regard de Jack, Hallorann lui dit :
— Si vous aimez boire, vous serez obligé de renouveler le stock. Nous avons tout liquidé hier au soir, à la fête des employés. Aujourd’hui, tout le monde a la gueule de bois, des femmes de chambre aux chasseurs, y compris votre serviteur.
— Je ne bois pas, dit Jack sèchement.
Ils regagnèrent le hall. Wendy, jetant un coup d’œil au parking, remarqua qu’il n’y restait plus qu’une douzaine de voitures.
Tout à coup, l’envie de partir lui serra le cœur. Si seulement ils pouvaient remonter dans la Volkswagen et se mettre en route pour Boulder ou… n’importe où !
Jack regardait autour de lui, cherchant Ullman. Il ne le trouva pas.
Hallorann se tourna vers les Torrance.
— Je dois me dépêcher si je ne veux pas rater mon avion. Je vous souhaite bonne chance. Je suis sûr que tout se passera très bien.
— Merci, répondit Jack. Vous avez été extrêmement aimable.
— Soyez sans crainte pour votre cuisine ; j’en prendrai bien soin, lui promit Wendy de nouveau. Amusez-vous bien en Floride.
— C’est ce que j’ai toujours fait, dit Hallorann.
Se penchant vers Danny, il posa ses mains sur ses genoux.
— C’est ta dernière chance, mon vieux. Tu ne veux vraiment pas venir avec moi en Floride ?
— Je ne crois pas, dit Danny en souriant.
— Bon. Tu veux bien me donner un coup de main avec ces valises jusqu’à la voiture ?
— Si Maman le permet.