— Vas-y, dit Wendy. Mais il faut boutonner ta veste.
Elle se pencha pour le faire, mais Hallorann l’avait devancée, ses gros doigts marron s’agitant avec dextérité et précision.
— Je vous le renverrai tout de suite, dit Hallorann.
— Entendu, dit Wendy, les accompagnant jusqu’à la porte.
Jack cherchait toujours Ullman. Le dernier des clients réglait sa note.
11.
LE DON
Les bagages s’entassaient juste devant la porte : trois énormes valises cabossées en faux croco noir et une gigantesque housse à fermeture éclair en toile écossaise passée.
— Je pense que tu arriveras à porter ça, lui dit Hallorann.
Il saisit deux des grosses valises en croco à la main et coinça la troisième sous l’autre bras.
— Bien sûr, dit Danny, empoignant la housse à deux mains.
Il descendit l’escalier derrière le cuisinier, faisant attention à ne pas trahir son effort par le moindre soupir.
Hallorann posa ses bagages à côté du coffre d’une Plymouth Fury beige.
— Elle ne vaut pas tripette, avoua-t-il à Danny. Ce n’est qu’une voiture de location. Mais là-bas je retrouverai ma Bessie. Ça, c’est de la voiture. Une Cadillac 1950. Si elle roule ? Une pure merveille. Mais je la laisse en Floride parce qu’elle est trop vieille pour faire toutes ces montagnes. Tu as besoin d’un coup de main ?
— Non merci, Mr Hallorann, répondit Danny.
Il s’efforça de faire les dix derniers pas sans geindre et posa enfin la housse à terre avec un immense soupir de soulagement.
— Bravo, petit, approuva Hallorann.
Il tira un grand porte-clefs de la poche de sa veste en serge bleue et ouvrit la malle. Tout en rangeant les valises, il dit :
— Toi, mon petit, tu as le Don. Un pouvoir exceptionnel. Je n’en ai jamais vu de pareil dans ma vie et j’ai bientôt soixante ans.
— Hein ?
— Je te dis que tu as le Don. Une sorte de sixième sens, dit Hallorann, se tournant vers Danny. Ma grand-mère l’avait, elle aussi ; c’est elle qui me l’a transmis. Elle disait que nous avions le Don. Quand j’étais gosse, pas plus grand que toi, je passais des heures à bavarder avec elle dans sa cuisine, sans que nous ouvrions la bouche, ni elle ni moi.
— C’est vrai ?
Hallorann ne put s’empêcher de sourire en voyant l’expression de stupéfaction et de curiosité qui se peignait sur le visage de Danny.
— Viens t’asseoir quelques minutes à côté de moi. Je voudrais te parler, dit Hallorann, claquant la porte du coffre.
Dans la voiture, Hallorann poursuivit :
— Tu croyais être unique au monde ? Ça devait être lourd à porter.
Danny s’était souvent senti seul, en effet ; parfois même ce pouvoir lui avait fait peur. Il acquiesça d’un signe de tête et demanda :
— Je suis le premier que tu aies rencontré ?
Hallorann rit et secoua la tête.
— Non, mon petit, pas du tout. Mais tu es de loin le plus doué.
— Alors on est nombreux ?
— Non, fit Hallorann, mais j’en ai rencontré de temps à autre. Le plus souvent, leur pouvoir passe inaperçu. Ils n’en sont pas conscients eux-mêmes. Ils trouvent tout naturel d’arriver avec des fleurs juste le jour où leur femme a le cafard parce qu’elle est indisposée, ou de réussir à des examens qu’ils n’ont même pas préparés, ou de sentir, dès qu’ils pénètrent dans une pièce, si les gens qui s’y trouvent sont de bonne humeur. J’en ai rencontré cinquante ou soixante comme ça. Mais il ne doit pas y en avoir plus d’une douzaine, y compris ma grand-mère, qui savaient qu’ils avaient le Don.
— Mince alors, dit Danny, soudain songeur.
Hallorann l’observait attentivement.
— De quoi es-tu capable, prof ?
— Comment ?
— Montre-moi de quoi tu es capable. Envoie-moi une pensée. Je veux savoir si tu as autant de jus que je crois.
— À quoi veux-tu que je pense ?
— À n’importe quoi, pourvu que tu y penses de toutes tes forces.
— D’accord, dit Danny.
Il réfléchit un instant puis mobilisa tous ses pouvoirs de concentration. N’ayant jamais rien tenté de semblable, il ne savait pas très bien doser son effort. Au moment de projeter sa pensée, il jugea plus prudent de modérer son élan. Il ne voulait pas faire de mal à M. Hallorann. N’empêche que la pensée jaillit de son esprit avec une force formidable, comme une balle de base-ball lancée par le grand Nolan Ryan.
(J’espère que je ne lui ai pas fait mal.)
La pensée était :
(SALUT, DICK !)
Hallorann sursauta puis s’affala brusquement sur son siège. Il claqua des dents, se mordant la lèvre inférieure qui se mit à saigner. Il porta involontairement ses mains à sa gorge, puis les laissa tomber, inertes. Ses paupières se mirent à battre convulsivement. Danny commençait à avoir très peur.
— Mr Hallorann ? Dick ? Ça ne va pas ?
— Je ne sais pas, dit Hallorann, riant faiblement. Je ne sais vraiment pas. Mon Dieu, mon petit, tu m’as foudroyé.
— Je suis désolé, dit Danny, de plus en plus effrayé. Voulez-vous que j’aille chercher mon papa ? Je vais y aller.
— Non, je vais me remettre. Ça va, Danny. Reste là où tu es. Je suis un peu déboussolé, c’est tout.
— Pourtant je ne t’ai pas envoyé la pensée aussi fort que je le pouvais, confessa Danny. Au dernier moment, j’ai eu peur.
— Heureusement pour moi…, sinon, ma pauvre cervelle serait en train de me sortir par les oreilles. (Voyant l’horreur peinte sur le visage de Danny, il sourit.) Il n’y a pas de mal. Et toi, quelle impression ça t’a fait ?
— C’était comme si j’étais Nolan Ryan en train de lancer une balle appuyée, répondit promptement Danny.
— Alors tu t’intéresses au base-ball ?
Hallorann se massait doucement les tempes.
— Papa et moi, nous sommes des supporters des Angels. Dans l’Ouest, c’est notre équipe favorite. Parmi les équipes de l’Est, nous préférons les Red Sox. Nous avons assisté à la rencontre entre les Red Sox et Cincinnati en finale de la Coupe du monde. J’étais beaucoup plus petit à cette époque-là. Et Papa était…
Son visage se rembrunit et il se troubla.
— Était quoi, Dan ?
— Je ne me souviens plus, dit Danny.
Il était sur le point de se mettre à sucer son pouce, mais c’était une manie de bébé. Il remit sa main sur ses genoux.
— Est-ce que tu sais lire dans l’esprit de tes parents, Danny ?
Hallorann l’observait de près.
— J’arrive à le faire, mais je n’essaie pas très souvent.
— Pourquoi ?
— Euh… (Il hésitait, ne sachant que répondre.) Ce serait comme si je les épiais dans leur chambre lorsqu’ils essaient de faire un bébé. Tu sais comment on fait un bébé ?
— J’en ai quelques notions, dit Hallorann avec gravité.
— Ils n’aimeraient pas ça. Et ils n’aimeraient pas que j’épie leurs pensées non plus. Ce serait sale.
— Je vois.
— Mais je ne peux pas m’empêcher de ressentir ce qu’ils ressentent, dit Danny. Tout comme je sais ce que tu ressens en ce moment. Je sais que je t’ai fait mal et je te demande pardon.
— J’ai mal à la tête, c’est tout. Il m’est arrivé d’être plus mal en point avec une gueule de bois. Est-ce que tu sais faire autre chose, Danny ? Est-ce que tu sais seulement lire les pensées et les sentiments, ou est-ce que ça va plus loin ?