Выбрать главу

Prudent, Danny s’enquit :

— Et pour toi, est-ce que ça va plus loin ?

— Quelquefois, rétorqua Hallorann. Pas souvent, mais ça m’arrive… Je fais parfois des rêves. Et toi, Danny, est-ce que tu rêves ?

— De temps en temps, répondit Danny, je rêve tout éveillé. C’est alors que Tony vient.

Il eut envie de nouveau de se mettre le pouce à la bouche. Il n’avait jamais parlé de Tony à personne, sauf à ses parents. Mais il réussit, à force de volonté, à garder sa main sur son genou.

— Qui est Tony ?

Soudain Danny eut une de ces intuitions fulgurantes qui l’effrayaient plus que tout le reste. Le temps d’un éclair, il avait entrevu une vague menace qu’il se sentit encore trop petit pour comprendre.

— Mais qu’est-ce qu’il y a ? s’écria-t-il. Tu me poses toutes ces questions parce que tu as peur de quelque chose, j’en suis sûr ! Pourquoi est-ce que tu t’inquiètes tant pour moi ? Pourquoi est-ce que tu t’inquiètes pour nous ?

Hallorann posa ses larges mains noires sur les épaules de l’enfant.

— Calme-toi, dit-il. J’ai sans doute tort de m’inquiéter. D’ailleurs, s’il vous arrivait quelque chose…, eh bien, toi, Danny, tu as un grand pouvoir. Seulement il te faudra encore bien des années avant de savoir dominer ce don. Et, en attendant, tu auras besoin de beaucoup de courage.

— Le pire, c’est que je n’arrive pas à comprendre ce que je vois, ce que je ressens. Je lis les pensées des autres, mais sans comprendre ce qu’elles veulent dire ! (Danny baissa les yeux d’un air désespéré.) Si seulement je savais lire ! Tony me montre parfois des panneaux, mais je n’arrive jamais à les lire.

— Qui est Tony ? demanda Hallorann pour la deuxième fois.

— Maman et Papa l’appellent mon « camarade invisible », dit Danny, articulant les mots avec application. En fait, il n’est pas invisible, du moins pas pour moi. Quelquefois, quand je fais de gros efforts pour comprendre quelque chose, il vient me dire : « Danny, je veux te montrer quelque chose. » Avant qu’il ne vienne, je m’évanouis, il fait tout noir. Et après je fais des rêves…

Il aspira profondément, puis, fixant toujours Hallorann, poursuivit :

— Autrefois, c’étaient de beaux rêves. Mais depuis quelque temps… Comment appelle-t-on déjà les rêves qui font peur, qui font pleurer ?

— Les cauchemars ? demanda Hallorann.

— Oui, c’est ça. Des cauchemars.

— Et ça se passe ici, à l’Overlook ?

Danny jeta un coup d’œil furtif vers son pouce.

— Oui, chuchota-t-il.

Puis, regardant Hallorann droit dans les yeux, il s’écria, d’une voix perçante :

— Mais je ne dois pas en parler à Papa, et toi non plus ! Il a besoin de ce poste ; c’est le seul que l’oncle Al ait pu lui trouver. Il faut qu’il termine sa pièce de théâtre, sinon il pourrait se remettre à Faire le Vilain. Je sais ce que c’est que Faire le Vilain, c’est se saouler. Autrefois, Papa se saoulait tout le temps et c’était très vilain !

Il s’arrêta, au bord des larmes.

— Allons, allons, dit Hallorann. (Il attira Danny vers lui et le serra contre la serge rêche de sa veste qui sentait vaguement la naphtaline.) Calme-toi, petit. Et si ce pouce veut se faire sucer, tu n’as qu’à le laisser faire.

Mais Hallorann avait l’air inquiet.

— J’ai lu un tas de livres sur ce don ; j’ai bien pioché le sujet. Dans la Bible, cela s’appelle le pouvoir des prophètes ; aujourd’hui, on parle de voyance. Appelle-le comme tu veux, ça revient au même : il s’agit toujours de prévoir l’avenir. Tu sais ce que ça veut dire ?

Danny, blotti contre la veste de Hallorann, fit un signe d’assentiment de la tête.

— Il m’est arrivé, il y a longtemps, une drôle d’histoire. C’était en 1955, en Allemagne de l’Ouest, où je faisais mon service militaire. Nous préparions le dîner à la cuisine. Je me trouvais devant l’évier et j’engueulais un des cuistots — en épluchant ses patates, il enlevait la moitié de la pomme de terre avec la peau. « Donne, lui disais-je, que je te montre comment faire. » Au moment où il me tendait la pomme de terre et l’épluchoir, j’ai eu une sorte d’éblouissement. La cuisine tout entière a disparu, tout d’un coup, vlan, comme ça. Tu dis qu’avant de faire tes rêves tu vois ce Tony ?

Danny acquiesca d’un signe de tête.

Hallorann passa son bras autour de l’épaule de Danny.

— C’est une odeur d’oranges qui m’annonce les miens. Or, cet après-midi-là, j’avais bien remarqué une odeur d’oranges, mais je n’y avais guère prêté attention. Il y avait des oranges au menu du soir et nous en avions trente caisses dans la réserve. Toute la cuisine empestait l’orange et n’importe qui aurait senti leur odeur.

« D’abord, ce fut le noir, comme si je m’étais évanoui. Puis j’ai entendu une explosion et vu jaillir des flammes. Une sirène donna l’alerte et les gens se mirent à hurler. Remarquant un sifflement de vapeur, je me dirigeai dans sa direction et découvris un train qui avait déraillé. J’ai pu déchiffrer, sur le flanc d’un des wagons renversés, le nom de la compagnie : Georgia and South Caroline Railroad. J’ai compris instantanément qu’un des passagers était mon frère, Carl, et qu’il était mort. C’était clair comme de l’eau de roche. Puis la vision s’est brouillée et je me suis retrouvé devant cet imbécile de cuistot qui me tendait toujours sa patate en me demandant, l’air affolé, si je ne me sentais pas bien. Je lui ai répondu que mon frère venait de mourir dans un accident de train, en Georgie. Quand j’ai réussi à joindre ma mère au téléphone, elle m’a confirmé la nouvelle.

« Mais vois-tu, petit, elle ne m’a rien appris que je ne savais déjà.

Il secoua lentement la tête, de l’air de quelqu’un qui chasse un mauvais souvenir, puis regarda de nouveau Danny qui écarquillait les yeux d’étonnement.

— Mais il faut se rappeler, mon petit, que les pressentiments ne sont pas toujours confirmés par les faits. Tiens, par exemple, celui que j’ai eu il y a quatre ans, dans un aéroport. J’avais obtenu un poste de cuisinier dans une colonie de vacances à Long Lake, dans le Maine. J’étais assis à côté d’une des portes d’embarquement de l’aéroport Logan, à Boston, et j’attendais de monter dans l’avion. Tout à coup, j’ai senti une odeur d’oranges, pour la première fois depuis cinq ans peut-être. Je me suis demandé quelle mauvaise blague se manigançait encore et je suis descendu au W.C. pour être seul. Je ne me suis pas évanoui, mais j’ai été envahi par le pressentiment que mon avion allait s’écraser. Après un moment, ce sentiment s’est atténué, l’odeur d’oranges aussi et j’ai pu reprendre mes esprits. Je me suis précipité au bureau de Delta Airlines pour changer mon billet, et je ne suis parti que trois heures plus tard, sur un autre vol. Et tu sais ce qui est arrivé ?

— Non, chuchota Danny.

— Rien ! s’exclama Hallorann en éclatant de rire. (Il remarqua avec un certain soulagement que Danny aussi souriait un peu.) Rien du tout ! L’avion qui devait s’écraser a atterri à l’heure, sans une égratignure. Alors, tu vois…, quelquefois ces pressentiments ne veulent rien dire. Personne ne prévoit tout, sauf peut-être le bon Dieu là-haut dans son paradis.

— Oui, Mr Hallorann, dit Danny, se souvenant d’un incident qui s’était passé un an auparavant, à Stovington.

Tony lui avait montré un bébé couché dans un berceau. Très ému, Danny avait attendu patiemment, sachant qu’il fallait du temps avant que le bébé ne soit prêt, mais aucun bébé n’était venu.