Ses comptes terminés, Ullman referma le tiroir de la caisse d’un geste péremptoire. Il inscrivit ses initiales sur le bordereau et le glissa dans un porte-documents à fermeture éclair. Wendy remarqua l’expression de soulagement qui se peignit sur le visage du réceptionniste et compatit en silence. Ullman devait être le genre de patron à boucher les trous de la comptabilité en retenant la somme manquante sur le salaire de l’employé… et il devait savoir tondre sa victime sans lui arracher le moindre cri. Avec ses airs d’homme affairé et important, il n’éveillait guère sa sympathie. Comme tous les patrons qu’elle avait connus, homme ou femme, il devait être tout sucre tout miel avec les clients et, en coulisses, un véritable tyran avec le personnel.
— Mr Torrance, appela Ullman sur un ton sec. Voulez-vous venir ici, s’il vous plaît ?
Jack se dirigea vers lui, faisant signe à Wendy et Danny de le suivre.
Le réceptionniste, qui avait disparu dans les bureaux du fond, réapparut, vêtu de son pardessus.
— Je vous souhaite de passer un bon hiver, Mr Ullman.
— Ça m’étonnerait, dit Ullman d’un air absent. Le 12 mai, Braddock. Pas un jour de plus ni de moins.
— Oui, monsieur.
Braddock fit le tour du bureau de l’air grave et digne qui convenait à quelqu’un de sa situation. Mais, dès qu’il eut tourné le dos à Ullman, un grand sourire d’écolier espiègle gagna son visage. Il échangea quelques mots avec les deux filles qui attendaient qu’on vienne les chercher, puis s’éloigna, suivi de rires étouffés.
— L’Overlook est un hôtel magnifique, dit Ullman en s’animant. C’est un plaisir pour moi de vous le montrer.
« Ça ne m’étonne pas », pensa Wendy.
— Montons d’abord au troisième. Nous ferons notre tour de haut en bas, dit Ullman.
Il avait l’air réellement enthousiaste.
— Si vous avez autre chose à faire…, dit Jack.
— Pas du tout, répondit Ullman. J’ai fermé boutique. C’est fini[1], au moins pour cette année. Je vais passer la nuit à Boulder — au Boulderado, naturellement. C’est le seul hôtel convenable à l’est de Denver…, exception faite de l’Overlook lui-même, évidemment. Par ici.
L’ascenseur, une pièce de musée décorée de rinceaux en cuivre, s’affaissa nettement quand ils pénétrèrent à l’intérieur. Danny, qui n’était pas très rassuré, s’agita un peu. Ullman lui lança un sourire indulgent que Danny essaya de lui rendre, sans y parvenir.
— Ne crains rien, mon enfant, dit Ullman. On peut le prendre en toute confiance.
— C’est ce qu’on a dit du Titanic, dit Jack, admirant le globe en cristal taillé qui ornait le plafond.
Wendy se mordit les lèvres pour ne pas sourire.
Ullman, qui ne semblait pas goûter la plaisanterie, rabattit bruyamment la porte coulissante de la cabine.
— Le Titanic n’a fait qu’un voyage, Mr Torrance. Cet ascenseur, lui, en a fait des milliers depuis sa mise en service en 1926.
— Voilà qui nous rassure, dit Jack, ébouriffant les cheveux de Danny. L’avion ne va pas s’écraser, prof.
Ullman abaissa la manette de commande. Aussitôt le plancher se mit à frémir et le moteur à geindre, effaçant toute autre sensation. Soudain Wendy les voyait tous les quatre coincés entre deux étages, pris comme des mouches dans une bouteille. On ne les retrouverait qu’au printemps — ou plutôt ce qui resterait d’eux, car il leur manquerait de-ci de-là des petits morceaux… comme pour les Donner…
(Arrête !)
Secoué de vibrations violentes, l’ascenseur finit par démarrer dans un bruit d’enfer. Le vacarme se calma peu à peu et la montée se fit plus régulière. Au troisième, Ullman réussit à l’arrêter, malgré quelques secousses de protestation. Il fit glisser la portière coulissante et poussa celle du palier. La cabine s’était arrêtée à dix centimètres au-dessous du sol. Sidéré, Danny regardait fixement cette dénivellation qui lui semblait porter atteinte à l’ordre naturel des choses. Se raclant la gorge, Ullman fit monter encore un peu l’ascenseur qui s’arrêta, dans une dernière secousse, à cinq centimètres du troisième étage. Dès qu’ils furent sortis, la cabine allégée bondit, retrouvant du coup le niveau du palier. Horrifiée, Wendy se promit d’emprunter désormais l’escalier ; les boniments d’Ullman n’y changeraient rien. Et en aucun cas elle ne permettrait qu’ils montent tous les trois ensemble dans cette machine infernale.
— Tu inspectes la moquette, prof ? demanda Jack d’un air moqueur. Il y a des taches ?
— Bien sûr que non, dit Ullman, touché au vif. Toutes les moquettes ont été shampouinées il y a deux jours.
Wendy aussi jeta un coup d’œil à la moquette du couloir. C’était joli, mais certainement pas ce qu’elle aurait choisi pour leur maison — si toutefois il leur arrivait un jour d’en avoir une. Moelleuse, d’un bleu profond, elle s’ornait d’une jungle de lianes, de guirlandes et d’oiseaux exotiques, on n’aurait su dire lesquels, puisque seules leurs silhouettes noires étaient indiquées.
— Est-ce que la moquette te plaît ? demanda Wendy à Danny.
— Oui, ’man, répondit-il d’une voix éteinte.
Ullman, flatté, approuva d’un signe de tête.
— Presque toute la décoration du troisième est due à Mr Derwent. Voici la chambre 300. C’est la suite présidentielle.
Il tourna la clef dans la serrure de la double porte en acajou qu’il ouvrit toute grande. Le salon offrait une vue panoramique vers l’ouest qui leur coupa le souffle. Ullman, qui avait sans doute prévu leur réaction, eut un sourire de satisfaction.
— Quelle vue admirable, n’est-ce pas ?
— Sans aucun doute, dit Jack.
La grande baie occupait presque toute la longueur de la pièce. Au loin, le soleil, en équilibre entre deux cimes en dent de scie, versait sa lumière dorée sur les pics vertigineux dont les sommets enneigés paraissaient saupoudrés de sucre glace. Les nuages qui s’amoncelaient derrière le cirque de montagnes se teignaient d’or et un rayon de soleil solitaire, se détachant sur l’ombre profonde qui baignait les sapins de la vallée, achevait de faire de ce paysage une vue de carte postale.
Absorbés par le spectacle, Jack et Wendy n’avaient pas remarqué que Danny regardait ailleurs. Il avait les yeux rivés sur le mur tapissé de soie à rayures blanches et rouges à côté de la porte de la chambre. Lui aussi retenait son souffle, mais ce n’était pas sous l’effet de la beauté.
De grandes éclaboussures de sang séché, tachetées de minuscules caillots d’une substance grisâtre, maculaient la tapisserie. Danny en avait la nausée. Les taches suggéraient la représentation d’un visage humain, convulsé par la terreur et la douleur, bouche béante, la tête à moitié pulvérisée. C’était l’œuvre d’un fou, dessinée dans le sang…
(Alors si tu vois quelque chose de bizarre, détourne la tête, et quand tu regarderas de nouveau, ta vision aura disparu. Tu saisis ?)
Détournant la tête, Danny se força à regarder par la fenêtre. Décidé à ne pas trahir son émotion, il garda une expression neutre et, quand la main de sa mère se referma sur la sienne, il la saisit mais ne la serra pas, de peur d’éveiller ses soupçons.
Ullman recommanda à Jack de bien fermer les volets de la grande baie afin d’éviter qu’une bourrasque violente ne la fît voler en éclats, et Jack hocha la tête en signe d’assentiment. Avec précaution, Danny ramena son regard vers le pan de mur. La grande tache séchée parsemée de petits caillots grisâtres avait disparu.