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Le ton de sa voix disait assez quelle faveur insigne il leur accordait là.

— C’est entendu, dit Jack.

— Vous êtes prêts à partir ? demanda Ullman.

— Tout à fait, répondit Wendy.

Ils reprirent l’ascenseur pour descendre au rez-de-chaussée. Dans le hall désert, il ne restait que Watson qui, un cure-dent entre les lèvres, s’appuyait contre la porte d’entrée.

— Tiens, vous êtes encore là ? Je vous croyais déjà à des kilomètres d’ici, dit Mr Ullman sur un ton glacé.

— Je voulais rappeler à Mr Torrance de bien surveiller la chaudière, dit Watson en se redressant. Gardez l’œil sur elle, mon gars, et elle marchera très bien. Faites baisser la pression une ou deux fois par jour. Elle grimpe.

Elle grimpe, pensa Danny. Les mots se répercutèrent dans son esprit comme dans un long corridor silencieux, tapissé de miroirs qui ne renvoyaient aucun reflet.

— J’y veillerai, dit Jack.

— Alors vous n’aurez pas d’histoire, dit Watson, tendant sa main à Jack qui la serra. (Puis il se tourna vers Wendy et inclina la tête.) Madame, dit-il.

— Très heureuse, dit Wendy, craignant à tort que cette formule raccourcie ne parût ridicule.

Ayant à peine quitté sa Nouvelle-Angleterre natale, elle ignorait encore tout de l’Ouest, mais cette brève rencontre avec Watson lui avait appris l’essentiel, pensait-elle. Avec son auréole vaporeuse de cheveux fous, il avait su exprimer, à travers ses quelques courtes phrases, ce qu’étaient les gens de l’Ouest. Et le clin d’œil lubrique de tout à l’heure n’y changeait rien.

— Jeune homme, dit Watson solennellement, tendant la main à Danny.

Bien que celui-ci pratiquât le serre-main depuis un an déjà, il n’offrit la sienne à Watson qu’avec une certaine appréhension. Elle fut instantanément engloutie.

— Prends bien soin de tes parents, Dan.

— Oui, Mr Watson.

Watson lâcha la main de Danny et se redressa. Il fixa Ullman.

— À la prochaine, lui dit-il en lui tendant la main.

Ullman la prit mollement.

— Le 12 mai, Watson, dit-il. Pas un jour de plus ni de moins.

— Oui, monsieur, dit Watson, ajoutant en son for intérieur l’expression de ses sentiments distingués : Va te faire foutre, espèce d’enculé.

« Je vous souhaite de passer un bon hiver, Mr Ullman.

— Oh ! ça m’étonnerait, répondit Ullman d’un air absent.

Watson, dont un aïeul avait été propriétaire de l’hôtel, se faufila humblement par la porte. Elle se referma derrière lui, faisant barrage contre le vent. Ensemble, ils le regardèrent dévaler bruyamment les larges marches de l’escalier dans ses grandes bottes de cow-boy éraflées. Se dirigeant vers sa camionnette International Harvester, il traversa le parking, soulevant avec ses talons des tourbillons de feuilles de tremble, jaunes et craquantes. Il s’installa derrière le volant et mit le moteur en marche ; un jet de fumée bleue sortit du pot d’échappement rouillé. Ullman et les Torrance regardèrent sa marche arrière et son départ en silence, comme si on leur avait jeté un sort. La camionnette disparut derrière la crête de la colline, puis, rapetissée, réapparut plus loin, sur la grande route, roulant vers l’ouest.

Danny se sentit soudain plus seul qu’il ne l’avait jamais été de sa vie.

13.

SUR LE PORCHE

Sur le long porche de l’hôtel, les Torrance avaient l’air de poser pour un portrait de famille. Au milieu, Danny, dans sa veste de demi-saison de l’an dernier qui le serrait maintenant et qui était percée au coude. Derrière lui, Wendy, une main sur son épaule et à sa gauche Jack, une main posée sur la tête de son fils.

Mr Ullman, emmitouflé dans un luxueux pardessus de mohair marron, se tenait sur la première marche. Le soleil avait disparu derrière les montagnes qu’il ourlait de flammes dorées, et les ombres, devenues violettes, s’étaient allongées. Il ne restait plus, dans le parking, que trois véhicules : la camionnette de l’hôtel, la Lincoln d’Ullman et la Volkswagen cabossée des Torrance.

— Vous avez vos clefs, dit Ullman à Jack, et vous avez bien compris pour la chaudière ?

Jack hocha la tête. En cet instant il ne pouvait pas s’empêcher d’éprouver une certaine sympathie pour Ullman. La saison était terminée et, en attendant le 12 mai, pas un jour de plus ni de moins, tout était prêt pour l’hiver. Mais Ullman ne se contentait pas d’assumer la responsabilité de l’hôtel, il lui vouait visiblement une véritable passion et n’arrivait pas à décrocher.

— Je pense que j’ai la situation bien en main, dit Jack.

— Parfait. Je resterai en contact avec vous.

Mais il s’attardait encore, comme s’il attendait que quelque rafale de vent ne l’expédiât vers sa voiture. Il soupira.

— Très bien. Je vous souhaite de passer un excellent hiver, Mr et Mrs Torrance. Et toi aussi, Danny.

— Merci, monsieur, dit Danny. Et vous de même.

— Ça m’étonnerait, répéta Ullman, d’un air triste. Si je peux me permettre de parler crûment, l’hôtel en Floride n’est qu’un bastringue de bas étage. Ce travail sert à m’occuper pendant la morte-saison, c’est tout. Ma véritable vocation, c’est l’Overlook. Prenez-en bien soin pour moi, Mr Torrance.

— Je pense qu’il sera encore ici pour votre retour au printemps, dit Jack.

Une pensée traversa l’esprit de Danny comme un éclair : « Et nous, serons-nous encore ici ? »

— Bien sûr qu’il sera encore là.

Ullman jeta un dernier coup d’œil vers le parc où les buis taillés grinçaient dans le vent. Il hocha de nouveau la tête d’un air décidé.

— Il faut y aller. Au revoir.

Sans se départir de son allure guindée, il se hâta vers sa voiture, ridiculement grosse pour un homme aussi petit, et s’installa au volant. Le moteur de la Lincoln se mit à ronronner et les feux arrière s’allumèrent tandis qu’elle quittait le parking.

Ils la suivirent des yeux pendant qu’elle s’éloignait vers l’est. Quand elle eut disparu, ils échangèrent un regard angoissé sans rien dire. Ils étaient seuls désormais. Des tourbillons de feuilles de tremble s’envolaient à travers la pelouse qui leur parut tout à coup trop nette, trop soignée. Il n’y avait plus qu’eux pour contempler les ébats silencieux des feuilles mortes sur l’herbe. Jack eut l’étrange sensation d’avoir rapetissé, comme si la flamme de sa vie n’eût plus été qu’une étincelle et que l’hôtel eût pris des proportions gigantesques, faisant peser sur eux une menace indéfinissable.

Wendy rompit enfin le silence :

— Tu devrais te voir, prof. Ton nez coule comme une fontaine. Rentrons.

C’est ce qu’ils firent, refermant la porte derrière eux contre le gémissement incessant du vent.

TROISIÈME PARTIE

LE NID DE GUÊPES

14.

SUR LE TOIT

— Sale guêpe ! s’exclama Jack Torrance en poussant un cri de surprise et de douleur.

Il se donna une claque sur sa chemise de toile bleue pour en déloger la grosse guêpe léthargique qui venait de le piquer. Puis il escalada le toit à toute vitesse tout en regardant derrière lui pour s’assurer que les sœurs et les cousines de la guêpe n’avaient pas surgi du nid qu’il venait de découvrir pour se lancer à sa poursuite. Si d’autres guêpes s’avisaient de prendre la relève, ça pourrait tourner mal ; le nid se trouvait entre lui et l’échelle, et, comble de malchance, la trappe qui communiquait avec le grenier était verrouillée de l’intérieur. Il y avait une bonne vingtaine de mètres du toit jusqu’au patio en ciment qui séparait l’hôtel de la pelouse.