Al Shockley et lui avaient été de véritables alcooliques. Leur amitié avait été celle de deux naufragés qui gardent juste assez d’instinct grégaire pour préférer se noyer ensemble plutôt que seuls ; et, pour le faire, ils avaient choisi une mer d’esprit de grain plutôt que de l’eau salée. Perdu dans la contemplation des lentes évolutions des guêpes qui vaquaient aux tâches que nécessitait la préservation de l’espèce, en attendant que l’hiver ne vînt les exterminer — à l’exception de leur reine en hibernation — Jack décida d’aller jusqu’au bout de son analyse. Alcoolique, il l’était encore et il le serait toujours. Peut-être même l’avait-il toujours été, dès son premier verre, bu au bal de la classe de seconde. Ça n’avait rien à voir avec la volonté, l’immoralité de l’alcool ou la faiblesse de son caractère. Il y avait seulement quelque part, dans son circuit intérieur, un interrupteur défectueux, un disjoncteur qui ne fonctionnait pas et il s’était progressivement enfoncé dans le gouffre, lentement d’abord, puis plus rapidement, sous la pression des événements. À Stovington, ç’avait été la dégringolade. Avec la bicyclette écrasée et un fils au bras cassé, il avait touché le fond de l’abîme. Il avait tout subi passivement. Quant à ses accès de colère, c’était la même chose. Depuis toujours, il avait essayé de les contrôler, mais en vain. Il se souvenait qu’à l’âge de sept ans, après avoir été fessé par une voisine qui l’avait attrapé en train de jouer avec des allumettes, il était sorti et avait jeté une pierre à une voiture qui passait. Son père, qui l’avait vu faire, avait foncé sur lui en rugissant et lui avait donné une raclée, lui mettant un œil au beurre noir. Grommelant toujours, son père était enfin rentré à la maison voir ce qu’il y avait à la télé et Jack s’était aussitôt précipité sur un chien égaré qu’il avait chassé du trottoir à coups de pied. Il avait eu une vingtaine de bagarres à l’école primaire, et davantage encore au lycée, ce qui lui avait valu, malgré ses bonnes notes, deux exclusions provisoires et un nombre incalculable de retenues. Le rugby avait été dans une certaine mesure une soupape de sécurité, bien qu’il se rappelât parfaitement avoir vécu les matches dans un état d’énervement extrême, prenant comme un affront personnel chaque offensive de l’équipe adverse. Excellent joueur, il avait été sélectionné pour l’équipe All-Conference les deux dernières années du lycée. Mais il savait que c’était à son sale caractère qu’il devait ses succès de rugbyman et il n’avait pas vraiment aimé ce sport. Pour lui, chaque match était une revanche.
Et pourtant, à travers toutes ces expériences, il n’avait pas eu le sentiment d’être un salaud. Au contraire, il se croyait un très brave type. Évidemment, ses accès de colère risquaient de lui attirer un jour de véritables ennuis, et il aurait intérêt à les maîtriser, ainsi que son faible pour l’alcool… Mais, avant d’être alcoolique, il avait été caractériel. Les deux infirmités devaient d’ailleurs se confondre quelque part dans les profondeurs de son être, là où il valait mieux ne pas mettre le nez. Mais il se fichait pas mal de savoir s’il existait un rapport entre ces problèmes, ou si leurs causes étaient sociales, psychiques ou physiques. Les conséquences, elles, restaient toujours les mêmes : fessées, taloches, exclusions. Et c’était lui qui devait y faire face, qui devait expliquer les vêtements déchirés dans les bagarres à la récré et plus tard les gueules de bois, la dissolution progressive de son mariage, la roue de bicyclette avec ses rayons tordus, le bras cassé de Danny et bien sûr, pour finir, l’histoire de George Hatfield.
Il avait fourré sa main dans le Grand Guêpier de la Vie, sans s’en rendre compte. L’image était d’un goût douteux, mais, comme métaphore, le Grand Guêpier de la Vie n’était pas sans mérite. C’était comme s’il avait passé la main derrière des lattes pourries et que son bras tout entier avait été dévoré par des flammes sacrées. Elles avaient obscurci sa raison, lui faisant oublier tout comportement civilisé. Pouvait-on s’attendre à une conduite rationnelle de la part de quelqu’un dont la main était transpercée par une multitude d’aiguillons brûlants ? Quand des nuées de guêpes vengeresses, dissimulées derrière l’apparence innocente des choses, surgissaient soudain et s’acharnaient contre lui, pouvait-on le tenir responsable de ses actes alors qu’il courait comme un fou sur un toit en pente, au bord d’un précipice de vingt mètres, sans savoir où il allait, sans se rendre compte que si dans son affolement il venait à trébucher il serait projeté par-dessus la gouttière et irait s’écraser sur les dalles de béton. Non, pensait Jack, un tel homme ne pouvait être tenu pour responsable. Quand il avait fourré sa main dans ce guêpier, ce n’était pas qu’il eût conclu un pacte avec le diable, renonçant à toutes les valeurs civilisées, l’amour, le respect, l’honneur. Non, ça lui était arrivé, un point c’est tout. Passivement, sans qu’il eût son mot à dire, il avait cessé d’être un homme de raison et il était devenu le jouet de ses nerfs. En quelques secondes, le licencié ès lettres avait été transformé en bête furieuse.
Il se rappela George Hatfield.
George faisait ses études à Stovington en amateur. Champion de rugby et de base-ball, il avait un programme d’études allégé et il se contentait d’obtenir des C avec, de temps en temps, un B en histoire ou en botanique. Battant féroce sur le terrain de sport, il devenait en classe un étudiant nonchalant. Jack avait appris à connaître les athlètes, non pas tellement à Stovington, mais en les côtoyant au lycée et à l’université. Et George Hatfield était le prototype de l’athlète. En classe, il pouvait se montrer calme, même effacé, mais, si on lui appliquait les stimuli requis (un peu comme la créature de Frankenstein se transformait en monstre quand on lui appliquait les électrodes aux tempes, pensa Jack, sarcastique), il devenait un rouleau compresseur.
Au mois de janvier, quand on avait formé l’équipe de Stovington pour les joutes d’éloquence interscolaires, George avait été l’un des candidats. Il avait été parfaitement franc avec Jack. Son père était avocat d’une grande compagnie et voulait que son fils prît le même chemin. George, qui ne se sentait aucune vocation particulière, n’y voyait pas d’inconvénient. Ses notes n’étaient pas fameuses, mais il n’était encore qu’au collège et il serait toujours temps de faire ses preuves. D’ailleurs, si jamais il n’arrivait pas à entrer à l’école de droit par ses propres moyens, son père ferait jouer ses relations. Et ses talents d’athlète lui ouvriraient d’autres portes. Mais Mr Hatfield était persuadé que son fils avait tout intérêt à faire partie de l’équipe de débatteurs. C’était un excellent entraînement, fort apprécié des commissions d’admission des écoles de droit. George fut donc pris dans l’équipe, mais vers la fin du mois de mars Jack l’avait éliminé.
Les débats organisés à la fin de l’hiver et qui opposaient entre eux les différents membres de l’équipe avaient allumé tous les instincts compétitifs de George Hatfield. Il était devenu un débatteur acharné, décidé à vaincre. Il préparait avec le même acharnement le dossier pour et le dossier contre. Peu importait que le sujet fût la légalisation de la marijuana, la restauration de la peine de mort ou les allocations gouvernementales accordées aux compagnies pétrolières pour la non-exploitation de leurs gisements. George étudia à fond tous ses dossiers et son manque de convictions véritables lui permettait de défendre avec une énergie égale des thèses opposées. Jack savait que même chez les meilleurs débatteurs cette aptitude à ne pas prendre parti était une qualité aussi rare que précieuse. Le véritable débatteur est un opportuniste dont le seul but est de convaincre. Jusque-là, tout allait bien.