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Mais malheureusement George Hatfield bégayait.

On n’avait jamais remarqué cette infirmité en classe, où George faisait preuve d’un flegme imperturbable, même quand il n’avait pas fait ses devoirs, et encore moins sur le terrain de sport où savoir parler ne vous menait à rien et pouvait même vous faire disqualifier, si vous discutiez trop.

Mais, quand le débat s’échauffait, George se mettait à bégayer et plus il se passionnait, plus il bégayait. Dès qu’il tenait son adversaire, un blocage se produisait au niveau des centres moteurs de la parole et il restait là sans pouvoir prononcer un seul mot, jusqu’à ce que la sonnerie mît fin au débat. C’était pénible à voir.

« J-j-je-p-p-pense qu’il f-f-faut dire que les f-f-faits cités par Mr D-d-dorsky sont r-r-rendus caducs p-p-par la récente d-d-décision de la cour… »

La sonnerie tintait et George se tournait vers Jack, assis près du chronomètre, et le fixait d’un regard haineux. Dans ces moments-là, son visage devenait cramoisi et dans son agitation sa main se crispait, froissant les notes qu’elle tenait.

Jack avait gardé George dans l’équipe bien après s’être débarrassé de tous les autres poids morts. Contre toute raison, il avait espéré que ça finirait par s’arranger. Il se souvint de l’altercation qui avait eu lieu à peu près une semaine avant que George ne fût éliminé de l’équipe. George était resté après le départ des autres et avait pris Jack à partie.

— Vous avez d-d-déclenché le chronomètre en a-a-avance.

Jack leva les yeux des papiers qu’il rangeait dans sa sacoche.

— Que voulez-vous dire, George ?

— Je n’ai p-p-pas eu mes cinq m-m-minutes. Vous l’avez d-d-déclenché en avance. J’ai r-r-regardé la p-p-pendule.

— Le chronomètre et la pendule ne sont peut-être pas parfaitement synchronisés, mais je n’ai pas touché au chronomètre, parole d’honneur.

— S-s-si, vous l’avez f-f-fait !

L’agressivité de George, son air d’innocence offensée avaient fini par exaspérer Jack. Ça faisait deux mois qu’il n’avait pas touché à l’alcool, deux mois de trop, et il avait les nerfs à vif. Il fit un dernier effort pour se maîtriser.

— Je vous assure que je n’ai pas touché au chronomètre, George. Le problème, c’est que vous bégayez. Avez-vous une idée de ce qui peut causer cette infirmité ? Vous ne bégayez pas en classe.

— J-j-je ne b-b-bégaie pas !

— Ne criez pas.

— Vous voulez ma p-p-eau ! V-v-vous ne me v-v-voulez pas dans v-v-votre équipe !

— Je vous répète de ne pas crier. On peut discuter de ça calmement.

— Je me fous de vos boniments !

— George, si vous pouvez maîtriser votre bégaiement, je serai enchanté de vous garder. Vous préparez bien vos dossiers, vous êtes rarement pris au dépourvu. Mais tout cela ne sert pas à grand-chose si vous n’arrivez pas à parler…

— J-j-je n’ai jamais b-b-bégayé de ma v-v-vie ! s’écria-t-il. C-c-c’est vous ! Si q-q-quelqu’un d’autre était ch-chargé de l’équipe, je p-p-pourrais…

Jack sentait la moutarde lui monter au nez.

— George, vous ne pourrez jamais devenir avocat tant que vous bégaierez comme ça. Le droit, ce n’est pas le rugby. Il ne suffit pas de vous entraîner deux heures par jour pour vous débarrasser de ce handicap. Que ferez-vous quand il vous faudra prendre la parole devant le conseil d’administration ? Allez-vous leur dire : « M-m-maintenant, messieurs, examinons cette p-p-plainte » ?

Il rougit tout à coup, non de colère, mais de honte devant sa propre cruauté. Ce n’était pas un homme qu’il avait devant lui mais un gosse de dix-sept ans qui affrontait le premier échec de sa vie et qui, en le provoquant, cherchait peut-être, d’une façon détournée, à obtenir son aide.

George lui lança un dernier regard furieux, la bouche tordue par des paroles qu’il retenait à grand-peine et qui finirent par éclater :

— V-v-vous l’avez déclenché en avance ! V-v-vous me d-d-détestez parce que v-v-vous savez que je s-s-sais…

Il poussa un cri inarticulé et quitta brusquement la salle de classe, claquant derrière lui la porte dont les vitres tremblèrent. Malgré la honte qu’il éprouvait à s’être moqué du bégaiement de George, Jack ne pouvait s’empêcher de jubiler à la pensée que pour la première fois de sa vie George Hatfield n’avait pas pu obtenir ce qu’il désirait. Pour la première fois de sa vie, il avait rencontré un obstacle que tout l’argent de Papa ne lui permettrait pas de franchir. Mais sa jubilation, rapidement submergée par la honte, fut de courte durée. Et il se retrouva dans le même état d’esprit que lorsqu’il avait cassé le bras de Danny.

Oh ! mon Dieu, faites que je ne sois pas un salaud, je vous en supplie.

Cette joie malsaine qu’il avait ressentie devant la débandade de George était certainement plus caractéristique du personnage de Denker, dans la pièce, que de Jack Torrance, dramaturge.

Vous me détestez parce que vous savez que je sais…

Parce qu’il savait quoi ?

Que pouvait-il savoir de George Hatfield qui pût le lui faire détester ? Qu’il avait la vie entière devant lui ? Qu’il ressemblait un peu à Robert Redford et que les filles s’arrêtaient de parler quand, du plongeoir de la piscine, il exécutait un double saut de carpe ? Qu’il jouait au rugby et au base-ball avec une grâce innée ?

C’était ridicule, totalement absurde. Il ne lui enviait rien. En fait, il était encore plus navré du bégaiement de George que George lui-même, parce que George aurait réellement fait un excellent débatteur. Et si Jack avait déclenché son chronomètre en avance — ce qu’il n’avait pas fait, évidemment — ç’aurait plutôt été pour couper court au spectacle de son humiliation — aussi insupportable que celle de l’orateur qui, à la distribution des prix, a un trou de mémoire — et au sentiment de gêne qu’elle provoquait. Oui, s’il avait déclenché le chronomètre en avance, c’était uniquement pour épargner à George d’inutiles souffrances.

Mais il ne l’avait pas fait ; il en était quasiment certain.

Une semaine plus tard, quand Jack avait éliminé George de l’équipe, il avait su rester maître de lui-même. Les cris, les menaces étaient venus de George. Quelques jours après, pendant que l’équipe s’entraînait, Jack était allé au parking chercher des recueils de textes qu’il avait laissés dans le coffre de la Volkswagen, et il avait trouvé George, un genou à terre, ses longs cheveux blonds flottant devant son visage, un couteau de chasse à la main. Il était en train de taillader le pneu avant droit de la Volkswagen. Les pneus arrière étaient déjà lacérés et la Coccinelle était assise sur son arrière-train comme un petit chien fatigué.

Jack avait vu rouge, mais il ne se souvenait pas très bien de l’empoignade qui avait suivi. Il avait dit dans un grognement rauque :