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Jack dut reconnaître qu’Ullman avait raison. Avec le scooter il faudrait au mieux une heure et demie rien que pour atteindre Sidewinder. Un hélicoptère envoyé par le Service des parcs nationaux mettrait trois heures pour arriver, et encore, par beau temps. En cas de blizzard, il ne pourrait même pas décoller et le scooter n’avancerait pas vite, en admettant que l’on prenne le risque d’exposer un blessé grave à des températures de moins dix, ou de moins vingt si le vent soufflait.

— Mr Shockley semble raisonner en ce qui vous concerne comme je l’ai fait autrefois pour Grady, dit Ullman. La solitude comporte des risques, me disais-je, et il vaut mieux que le gardien ait sa famille avec lui. S’il arrive un malheur, ce ne sera probablement pas un de ceux qui exigent des soins immédiats, comme une fracture du crâne, une crise de convulsions ou un accident avec une des machines électriques, mais plutôt une forte grippe, une pneumonie, un bras cassé, ou même une appendicite, qui laissent le temps d’agir.

« Mais je crois que Grady a été victime de sa faiblesse pour l’alcool — il avait stocké, à mon insu, une grande quantité de whisky bon marché — et aussi d’un mal curieux que les anciens appelaient « le mal des blédards ». Vous connaissez ce terme ?

Ullman eut un petit sourire condescendant : il s’attendait à un aveu d’ignorance de la part de Jack et s’apprêtait à lui fournir l’explication. Mais Jack eut le plaisir de lui damer le pion :

— C’est un terme d’argot qui désigne la réaction claustrophobique de certains sujets lorsqu’on les enferme pour de longues périodes avec d’autres personnes. Leur claustrophobie prend la forme d’une hostilité plus ou moins avouée vis-à-vis de leurs compagnons de malheur. Dans les cas extrêmes, ce mal peut provoquer des hallucinations, des actes de violence et même des crimes. Bon nombre de meurtres, commis à la suite de discussions futiles à propos d’un repas brûlé ou de vaisselle à faire, sont en fait la conséquence de ce « mal des blédards ».

Ullman accusa le coup et Jack, qui avait retrouvé le moral, décida de pousser son avantage. Mais il promit intérieurement à Wendy de ne pas en abuser.

— Je crois que vous avez eu tort effectivement de prendre ce Grady avec sa femme et ses filles. Est-ce qu’il les a brutalisées ?

— Il les a tuées toutes les trois et ensuite il s’est suicidé, Mr Torrance. Il a assassiné les petites filles à coups de hache, et pour sa femme et lui-même il s’est servi d’un fusil de chasse. On l’a trouvé avec une jambe cassée ; il avait dû tomber dans l’escalier après s’être saoulé.

Ullman posa ses mains à plat sur le bureau et toisa Jack d’un air supérieur.

— Était-il universitaire ?

— Non, il ne l’était pas, répondit Ullman, sur un ton plutôt sec. Je pense d’ailleurs qu’un homme fruste est moins vulnérable au danger de la solitude.

— Et voilà précisément votre erreur, répliqua Jack. En fait, l’homme inculte est plus enclin à ce genre de maladie. Il tuera quelqu’un à propos d’une partie de cartes, il commettra un vol sur un coup de tête parce qu’il s’ennuie. Quand la neige commence à tomber, il ne lui reste plus qu’à regarder la télé ou à faire des réussites, quitte à tricher si tous les as ne sortent pas. Désœuvré, il passe son temps à tyranniser sa femme, à engueuler ses gosses et à boire. Comme l’absence de bruit l’empêche de dormir, il se saoule pour trouver le sommeil et se réveille avec la gueule de bois. Si par malheur le téléphone est coupé ou l’antenne de télévision arrachée, son irritation s’accroît. Et il tourne en rond, trichant aux cartes, s’énervant de plus en plus, jusqu’à ce que ça éclate : boum, boum, boum.

— Alors qu’un homme instruit, tel que vous… ?

— Nous aimons la lecture, ma femme et moi. Al Shockley vous a sans doute dit que je suis en train d’écrire une pièce de théâtre. Danny se distraira avec ses puzzles, ses coloriages et son poste à galène. J’ai l’intention de lui apprendre à lire et à marcher dans la neige avec des raquettes. Wendy aussi veut apprendre. Même si le poste de télévision se détraque, je suis persuadé que nous saurons nous occuper sans nous sauter à la gorge. (Il eut un moment d’hésitation.) Ce qu’Al Shockley vous a dit est exact. Je buvais autrefois et c’était devenu un sérieux problème. Mais je ne bois plus. Voici quatorze mois que je n’ai pas touché une goutte d’alcool, même pas un verre de bière. Je n’ai pas l’intention d’apporter de l’alcool ici et à partir du moment où la neige se mettra à tomber je ne pourrai plus m’en procurer, même si j’en ai envie.

— C’est exact, approuva Ullman. Mais, puisque vous êtes trois, les risques sont multipliés par trois. Je l’ai dit à Mr Shockley, mais il m’a répondu qu’il était prêt à en assumer la responsabilité. Maintenant vous êtes prévenu et j’ai l’impression que cela ne vous effraie pas, vous non plus.

— Pas le moins du monde.

— Bien. J’aurais préféré trouver quelqu’un sans charge d’âme, un étudiant en congé par exemple. Mais, comme je n’ai pas le choix, n’en parlons plus, vous ferez peut-être l’affaire après tout. Maintenant je vais vous confier à Mr Watson qui va vous montrer le sous-sol et le parc. À moins que nous n’ayez d’autres questions ?

— Non, aucune.

Ullman se leva.

— J’espère que vous ne m’en voulez pas, Mr Torrance. Je n’ai rien contre vous personnellement. Je ne cherche que le bien de l’Overlook. C’est un hôtel magnifique et je tiens à ce qu’il le reste.

— Sans rancune, Mr Ullman, dit Jack, lui lançant à nouveau son plus beau sourire Gibbs.

Mais Ullman ne lui tendit pas la main et Jack en fut soulagé. « Sans rancune », avait-il dit ? Mais si, il lui en voulait ! Et comment !

2.

BOULDER, COLORADO

Elle l’apercevait depuis la fenêtre de la cuisine. Il était assis au bord du trottoir ; il ne jouait ni avec ses camions, ni avec son chariot, ni même avec le planeur en balsa qui lui avait tant fait plaisir quand Jack le lui avait offert la semaine dernière. Guettant l’arrivée de leur vieille Volkswagen déglinguée, les coudes plantés sur les cuisses, le menton calé dans les mains, il était l’image même du gosse de cinq ans qui attend son père.

Wendy se sentit soudain triste, triste à pleurer.

Elle accrocha le torchon au porte-serviettes au-dessus de l’évier et descendit l’escalier en boutonnant les deux premiers boutons de son chemisier. Jack et sa foutue fierté ! « Mais non, Al, je n’ai pas besoin d’une avance, nous avons encore de quoi vivre. » Les murs du couloir étaient rayés, barbouillés de crayon gras et de peinture. L’escalier était trop raide, le bois se fendillait, tout l’immeuble sentait le vieux et le rance. Est-ce que c’était un cadre convenable pour Danny après la jolie petite maison de briques de Stovington ? Et, par-dessus le marché, le couple qui vivait au-dessus, au deuxième, non seulement n’était pas marié — ce qui ne la dérangeait pas — mais n’arrêtait pas de se taper dessus, ce qui l’effrayait. Pendant la semaine, il y avait bien des petites bagarres préliminaires, mais c’était le vendredi soir, après la fermeture des bars, que les choses commençaient à se gâter sérieusement. Le grand match de boxe du vendredi soir, plaisantait Jack, mais ce n’était pas drôle. La femme — elle s’appelait Eliane — finissait toujours par pleurer et supplier en vain : « Arrête, je t’en prie, arrête ! » Et l’homme — qui se nommait Tom —, au lieu de s’arrêter, hurlait de plus belle. Une fois, ils avaient même réussi à réveiller Danny qui pourtant avait un sommeil de plomb. Le lendemain matin, quand Tom avait quitté l’immeuble, Jack l’avait suivi et l’avait abordé, espérant le raisonner. Voyant que Tom ne voulait rien entendre, Jack lui avait dit quelque chose à l’oreille que Wendy n’avait pas pu saisir. Mais Tom avait secoué la tête et avait tourné les talons, l’air buté. Une semaine s’était écoulée depuis l’incident et, bien que pendant quelques jours ils eussent constaté une légère amélioration, au week-end suivant tout était rentré dans l’ordre, ou plutôt dans le désordre. C’était mauvais pour Danny.