— Très bien, George. Si c’est ça que vous cherchez, vous allez être servi.
Il se rappelait l’expression de surprise sur le visage de George et son regard plein d’appréhension. Il avait commencé : « Mr Torrance… », comme s’il voulait prouver que tout cela n’était qu’une erreur, que les pneus étaient déjà à plat quand il était arrivé, et qu’avec ce couteau qui s’était trouvé par hasard dans sa poche il ne faisait que nettoyer la terre qui s’était prise dans les rainures…
Jack avait foncé, les poings levés devant lui et un sourire aux lèvres, c’est du moins ce qu’il lui semblait.
Son dernier souvenir c’était George brandissant son canif et le menaçant :
— Ne vous approchez pas davantage, sinon gare à vous…
Ensuite il ne se souvenait de rien jusqu’au moment où Miss Strong, le professeur de français, lui avait saisi les bras. Elle pleurait, criant :
— Arrêtez, Jack, arrêtez ! Vous allez le tuer !
Il avait regardé autour de lui d’un air hébété. Le canif gisait innocemment sur le macadam du parking à une dizaine de mètres. La Volkswagen, pauvre vieux tacot qui avait survécu à tant de beuveries nocturnes, à tant de courses folles, était toujours assise sur ses trois pattes cassées. Il y avait un nouveau coup au pare-chocs et, au milieu, une tache rouge — de peinture ou de sang. Pendant un moment tout s’était embrouillé dans sa tête.
(Nom de Dieu, Al, nous l’avons touché.)
Puis il avait aperçu George, étendu sur le macadam. Il avait l’air sonné et clignait des yeux. Tous les membres de l’équipe de débatteurs étaient sortis. Blottis près de la porte, ils gardaient les yeux rivés sur George. Une blessure au cuir chevelu, probablement sans gravité, lui avait ensanglanté le visage, mais le filet qui s’écoulait d’une oreille indiquait sans doute un traumatisme crânien. Quand George essaya de se relever, Jack se libéra de l’emprise de Miss Strong et se dirigea vers lui. George eut un mouvement de recul.
Jack posa ses mains sur la poitrine de George et le poussa en arrière.
— Restez couché, dit-il. N’essayez pas de bouger.
Il se tourna vers Miss Strong qui les regardait tous deux d’un air horrifié.
— Miss Strong, allez chercher le médecin du collège, s’il vous plaît, lui dit-il.
Elle fit demi-tour et partit en courant vers le secrétariat. Il regarda les membres de l’équipe de débatteurs droit dans les yeux. Il avait repris la barre, il était redevenu lui-même et, quand il était lui-même, il n’y avait pas de plus chic type dans tout le Vermont. Ses élèves le savaient bien, il en était sûr.
— Vous pouvez rentrer chez vous, leur avait-il dit posément. Nous nous réunirons de nouveau demain.
Mais, avant la fin de la semaine, ses deux meilleurs débatteurs et quatre autres membres de l’équipe avaient donné leur démission. À ce moment-là, ça n’avait d’ailleurs plus beaucoup d’importance puisqu’on l’avait informé qu’il allait être obligé de démissionner lui aussi.
Pourtant, dans cette épreuve, il avait résisté à la tentation de boire, ce qui représentait, après tout, une sorte de victoire.
Il n’avait pas éprouvé de haine à l’égard de George Hatfield, il en était sûr. Ce qu’il avait fait, il l’avait fait malgré lui.
Deux guêpes léthargiques se traînaient sur le toit, à côté du trou béant entre les lattes.
Il les regardait déployer leurs ailes, ces ailes qui étaient la négation même de tous les principes de l’aérodynamique et qui pourtant fonctionnaient si bien. Elles s’envolèrent lourdement dans la lumière du soleil d’octobre, peut-être pour aller piquer quelqu’un d’autre. Le bon Dieu avait cru bon de leur donner des dards et Jack supposait qu’il leur fallait s’en servir.
Combien de temps était-il resté là, assis, à contempler ce trou qui lui avait réservé une si mauvaise surprise et à ressasser de vieilles histoires ? Il regarda sa montre : ça faisait presque une demi-heure.
Il se laissa glisser sur la pente jusqu’au bord du toit, passa une jambe par-dessus la gouttière et chercha du pied le premier barreau de l’échelle, juste en dessous du surplomb. Il allait descendre à la remise où il avait rangé la bombe insecticide sur un rayon assez haut pour que Danny ne pût l’atteindre.
Il la prendrait, remonterait et ferait aux guêpes une bonne surprise. On pouvait se faire piquer, mais on pouvait aussi rendre la pareille. Chacun son tour. Ça, il le croyait vraiment. Dans deux heures, le nid ne serait plus qu’une boule de papier mâché vide que Danny pourrait conserver dans sa chambre s’il le désirait… Jack en avait gardé un chez lui quand il était gosse, un nid qui avait toujours vaguement senti la fumée de bois et l’essence. Danny pourrait le mettre à la tête de son lit. Il n’y aurait plus aucun risque.
— Je me sens mieux.
Il n’avait pas eu l’intention de parler tout haut, mais le son de sa propre voix, si confiante dans le silence de l’après-midi, le rassura. Effectivement, il allait mieux. Il se sentait capable désormais de mener sa barque, de neutraliser la force qui avait failli le rendre fou et de la considérer avec détachement, comme un phénomène curieux, sans plus.
Et s’il y avait un endroit au monde où sa guérison fût possible, c’était bien ici.
Il descendit l’échelle pour aller chercher la bombe. Elles paieraient cher, ces sales guêpes, pour l’avoir piqué !
15.
DANS LA COUR
Jack avait déniché, au fond de la remise, un énorme fauteuil en osier peint en blanc et contre les objections de Wendy, qui disait n’avoir jamais rien vu d’aussi laid, il l’avait mis sur le porche. Il y était à présent confortablement installé et savourait la lecture de Vivre d’amour et d’eau fraîche d’E.L. Doctorow quand la camionnette brinquebalante, conduite par sa femme avec Danny à ses côtés, s’engagea dans l’allée de l’hôtel.
Wendy se gara au parking, donna un coup d’accélérateur puis coupa le contact. L’unique feu arrière s’éteignit, mais le moteur continua de hoqueter quelques instants encore avant de se taire. Jack se leva de son fauteuil et se dirigea vers eux d’un pas nonchalant.
— Salut, ’pa ! cria Danny en s’élançant vers son père. Il tenait une boîte à la main. Regarde ce que Maman m’a acheté !
Jack souleva son fils, lui fit faire deux tours en l’air et lui donna une grosse bise sur la bouche.
— Jack Torrance, je présume, l’Eugene O’Neill de sa génération, le Shakespeare américain ! s’écria Wendy, tout sourire. Quelle chance de vous rencontrer ici, dans ces montagnes perdues.
— Chère madame, la médiocrité des hommes a fini par me faire fuir, dit-il en la prenant dans ses bras et en l’embrassant. Vous avez fait bon voyage ?
— Très bon. Danny se plaint d’avoir été secoué, mais la camionnette n’a pas calé une seule fois et… Oh ! Jack, tu as fini !
Suivant le regard de sa mère, Danny vit qu’elle regardait le toit. Quand il aperçut la large bande vert clair de bardeaux neufs sur l’aile ouest du toit, son visage s’assombrit un instant, mais s’éclaircit de nouveau, dès qu’il se rappela la boîte qu’il tenait dans sa main.
— Regarde, Papa, regarde !
Jack prit la boîte que son fils lui tendait. C’était une voiture miniature « Big Daddy Roth ». Danny avait toujours raffolé de ces maquettes fantaisistes — celle-ci s’appelait La Folle Volkswagen Violette et l’image sur la boîte montrait une énorme Volkswagen violette avec feux arrière en queue de poisson genre Cadillac, lancée à fond de train sur une piste en terre. Elle était pilotée par un monstre portant une énorme casquette de course, visière à l’arrière. Il serrait le volant dans ses mains griffues et sa tête, couverte de verrues, aux yeux exorbités, injectés de sang, à la bouche fendue d’un rire dément, sortait par le toit ouvrant.