Wendy lança à Jack un sourire entendu et Jack lui fit un clin d’œil.
— Ce que j’apprécie chez toi, prof, dit Jack en rendant la boîte à Danny, c’est ton attirance pour tout ce qui est intellectuel. Tu es le vrai fils de ton père.
— Maman a dit que tu m’aideras à la monter dès que j’aurai fini mon premier livre de lecture.
— Ça veut dire à la fin de la semaine, répondit Jack. Et que cachez-vous encore dans cette belle camionnette, chère madame ?
— Pas question, mon vieux. (Elle lui saisit le bras et le fit reculer.) Tu ne regarderas pas. Il y a quelques affaires pour toi là-dedans, mais, Danny et moi, nous nous chargeons de tout rentrer. Toi, tu peux prendre le lait. Il est par terre dans la cabine.
— Voilà tout ce que je suis pour vous ! s’écria Jack, se prenant le front entre les mains. Un cheval de charge, une bête de somme. Rien de plus. Porte-moi ci, porte-moi ça, voilà tout ce que j’entends !
— Vous pouvez commencer par me monter ce lait jusqu’à la cuisine, cher monsieur.
— C’en est trop ! s’écria-t-il en se jetant par terre tandis que Danny le regardait faire en se tordant de rire.
— Lève-toi, vieille bête, dit Wendy en lui chatouillant les côtes du bout de son pied.
— Tu vois ? dit-il à Danny. Elle m’a appelé vieille bête ! Je te prends à témoin.
— Je suis témoin, je suis témoin ! s’écria Danny, qui, ivre de joie, sauta par-dessus son père étendu par terre.
Jack s’assit.
— Ça me rappelle, fiston, que moi aussi j’ai quelque chose pour toi. C’est sur le porche, à côté du fauteuil.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Je ne me souviens pas. Va voir.
Jack s’était remis debout et Wendy et lui, côte à côte, regardèrent Danny traverser la pelouse en courant puis grimper deux à deux les marches du porche. Jack passa un bras autour de la taille de sa femme.
— Alors, princesse, tu es heureuse ?
Elle se tourna vers lui et le regarda droit dans les yeux. Il vit qu’elle ne plaisantait plus.
— Je n’ai jamais été aussi heureuse depuis que nous sommes mariés.
— C’est vrai ?
— C’est vrai.
Il la serra dans ses bras.
— Je t’aime.
Émue, elle lui rendit son étreinte. Jack Torrance n’avait jamais été prodigue de ces mots-là et elle aurait pu compter sur ses dix doigts le nombre de fois qu’il les avait prononcés, avant et après leur mariage.
— Moi aussi, je t’aime.
— Maman ! Maman ! criait Danny d’une voix perçante du haut du porche. (Il était au comble de l’excitation.) Viens voir ! Ah ! ce que c’est chouette !
— Qu’est-ce que c’est ? lui demanda Wendy tandis qu’ils quittaient le parking, la main dans la main.
— Zut ! J’ai complètement oublié, dit Jack.
— À d’autres, dit-elle en lui donnant un coup de coude dans les côtes. Je ne me laisserai pas prendre.
— C’est ce que nous verrons ce soir, répliqua-t-il, et elle rit.
Quelques instants après, il lui demanda :
— Crois-tu que Danny est heureux ?
— Tu devrais le savoir mieux que moi. C’est toi qui passes des heures à bavarder avec lui tous les soirs avant qu’il n’aille au lit.
— D’habitude nous parlons de ce qu’il fera quand il sera grand ou de l’existence du Père Noël. Il ne m’a presque rien dit sur l’Overlook.
— À moi non plus, dit-elle. (Ils montaient les marches de l’escalier.) Il ne parle pas beaucoup. Et je crois qu’il a maigri, oui, j’en suis presque certaine, Jack.
— Mais non, il grandit, tout simplement.
Danny leur tournait le dos et Wendy ne pouvait pas voir ce qu’il examinait sur la table à côté du fauteuil de Jack.
— Il commence à chipoter avec sa nourriture. Tu te souviens du coup de fourchette qu’il avait ?
— À partir d’un certain âge, ils mangent moins, dit-il d’un air absent. Je pense avoir lu ça dans Spock. À sept ans ce sera de nouveau un gouffre.
Ils s’étaient arrêtés sur la dernière marche.
— Il a terriblement envie d’apprendre à lire, dit-elle. Je sais qu’il veut nous faire plaisir… ou plutôt il veut te faire plaisir à toi, ajouta-t-elle à contrecœur.
— Il veut surtout se faire plaisir à lui-même, dit Jack. Je ne le pousse pas. En fait, je préférerais qu’il ne force pas tant.
— Me trouverais-tu ridicule si je prenais rendez-vous pour qu’on lui fasse un check-up ? Il y a un généraliste à Sidewinder, un jeune, d’après ce que m’a dit la caissière du supermarché…
— Tu es inquiète en voyant s’approcher l’hiver ?
Elle haussa les épaules.
— Oui, sans doute. Si tu trouves que c’est idiot…
— Pas du tout. Tu n’as qu’à prendre rendez-vous pour nous tous. Comme ça nous aurons nos certificats de bonne santé et nous pourrons dormir sur nos deux oreilles.
— Je prendrai rendez-vous dès cet après-midi, dit-elle.
— ’man ! Regarde, ’man !
Danny arriva en courant, tenant dans ses mains un gros objet gris que Wendy, par une méprise tragi-comique, prit d’abord pour un cerveau humain. Quand elle comprit ce que c’était, elle eut un mouvement de recul.
Jack lui passa un bras autour des épaules.
— N’aie pas peur. Toutes celles qui ne se sont pas envolées ont été tuées par une bombe insecticide.
Elle regarda le gros nid de guêpes que tenait son fils mais refusa de le toucher.
— Tu es sûr qu’il n’y a aucun danger ?
— Absolument sûr. J’en avais un dans ma chambre quand j’étais gosse. C’est mon père qui me l’avait donné. Veux-tu le mettre dans ta chambre, Danny ?
— Ouais, tout de suite !
Il fit demi-tour et se précipita vers la porte d’entrée à double battant. Ils purent entendre le bruit étouffé de ses pas dans l’escalier.
— C’est vrai qu’il y avait des guêpes là-haut ? demanda-t-elle. Tu ne t’es pas fait piquer ?
— Si, justement. Regarde comme j’ai bien mérité de la patrie, dit-il en lui montrant son doigt qui avait commencé à désenfler déjà.
Elle le cajola avec des roucoulements tendres et posa sur le doigt blessé un petit baiser.
— Est-ce que tu as retiré le dard ?
— Les guêpes ne laissent pas de dard. À la différence des abeilles, qui ont le dard fourchu, les guêpes ont le dard lisse, ce qui explique pourquoi elles sont si dangereuses ; elles peuvent piquer plusieurs fois de suite.
— Jack, es-tu sûr que ce nid ne présente aucun risque pour Danny ?
— J’ai suivi toutes les instructions inscrites sur la bombe. On garantit que ce produit tue tout insecte dans un délai de deux heures et qu’ensuite il se dissipe sans laisser de résidu.
— Je les déteste, dit-elle.
— Quoi… les guêpes ?
— Toutes ces bêtes qui piquent, dit-elle.
Elle croisa les bras sur sa poitrine et se prit les coudes dans ses mains.
— Moi aussi, dit-il en la serrant dans ses bras.