L’eau coulait à toute force dans le lavabo. Le tube de dentifrice Crest, décapuchonné, était posé sur le rebord. À l’autre bout de la pièce, assis sur le rebord de la baignoire, Danny, la bouche cernée d’une épaisse mousse dentifrice, tenait mollement sa brosse à dents dans sa main gauche et fixait d’un regard vide le miroir de l’armoire de toilette. L’expression d’horreur qui se lisait sur son visage était si violente que Wendy crut tout d’abord qu’il avait eu une attaque d’épilepsie et qu’il avait avalé sa langue.
— Danny !
Danny ne répondit pas. Il ne montait de sa gorge que des grognements gutturaux.
Jack écarta Wendy si brutalement qu’elle heurta le porte-serviettes. Il s’agenouilla devant son fils.
— Danny, dit-il. Danny, Danny !
Il claqua ses doigts devant les yeux vides de Danny.
— Ah ! oui, dit Danny. C’est un match de tournoi. Un coup et vlan !
— Danny…
— Roque ! (La voix de Danny était devenue grave, c’était presque celle d’un homme.) Roque ! Le coup tombe ! On peut se servir des deux bouts d’un maillet de roque. Raaaa…
— Oh ! Jack, qu’est-ce qu’il a ?
Jack saisit l’enfant par les coudes et le secoua très fort. La tête de Danny roula mollement vers l’arrière puis rebondit brusquement vers l’avant, comme un ballon attaché à une baguette.
— Roque ! Vlan ! Tromal !
Jack le secoua de nouveau et soudain le regard de Danny s’éclaircit. La brosse à dents glissa de sa main et tomba sur le carrelage avec un bruit sec.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il, regardant autour de lui. (Il vit son père agenouillé devant lui et Wendy debout contre le mur.) Qu’est-ce qui se passe ? demanda Danny de nouveau, dans un affolement croissant. Qu’est-ce que-que…
— Arrête de bégayer ! lui cria Jack au visage.
Terrifié, Danny se mit à hurler. Son corps se raidit et, se débattant pour se libérer de l’étreinte de son père, il finit par éclater en sanglots. Bouleversé, Jack l’attira vers lui.
— Oh ! mon petit, je suis désolé. Je suis désolé, prof. S’il te plaît, ne pleure pas. Je te demande pardon. Calme-toi.
L’eau n’arrêtait pas de couler dans le lavabo et Wendy eut tout à coup le sentiment qu’elle revivait l’affreux cauchemar d’il y a deux ans, lorsque son mari ivre avait cassé le bras de son fils, puis pleurniché sur lui de la même façon, avec les mêmes mots.
(Oh ! mon petit, je suis désolé. Vraiment je suis désolé, prof. Arrête, je t’en prie. Je te demande pardon.)
Elle se précipita vers eux et arracha Danny des bras de Jack, sans prêter attention au regard furieux qu’il lui décocha et auquel elle aurait toujours le temps de penser, plus tard. Danny lui passa les bras autour du cou et, suivi par Jack, elle l’emporta dans sa petite chambre.
Assise sur son lit, elle le berça longuement, tâchant de le calmer avec un babil incohérent qu’elle répétait inlassablement. Elle leva les yeux sur Jack, mais ne put lire dans son regard autre chose que de l’inquiétude. Il haussa les sourcils en guise d’interrogation, et pour toute réponse elle secoua faiblement la tête.
— Danny, dit-elle, Danny, Danny, Danny. Ça va, prof. Tout va bien.
Elle réussit enfin à l’apaiser : il ne tremblait presque plus dans ses bras. Ce fut pourtant à Jack, qui s’était assis à côté d’eux sur le lit, qu’il parla le premier, et la vieille blessure se rouvrit.
C’est lui le premier ; il a toujours été le premier.
Jack l’avait rudoyé, elle l’avait consolé, mais c’était pourtant à son père que Danny dit :
— Je te demande pardon si j’ai fait quelque chose de mal.
— Il n’y a rien à te pardonner, prof. Jack lui ébouriffa les cheveux. Mais qu’est-ce que tu foutais là-dedans ?
Danny secoua lentement la tête, d’un air hébété.
— Je… je ne sais pas. Pourquoi est-ce que tu m’as dit de ne pas bégayer, Papa ? Je ne bégaie pas.
— Bien sûr que non, répondit Jack avec une hâte qui glaça le cœur de Wendy.
Jack semblait avoir peur, comme s’il venait d’apercevoir un fantôme.
— C’est à cause du chronomètre, murmura Danny.
— Quoi ?
Jack se pencha en avant et Danny tressaillit dans les bras de sa mère.
— Jack, tu lui fais peur ! dit-elle d’une voix altérée, perçante et accusatrice.
Elle se rendit compte tout à coup qu’ils avaient tous peur. Mais peur de quoi ?
— Je ne sais pas, je ne sais pas, disait Danny à son père. Mais… qu’est-ce que j’ai dit, Papa ?
— Rien, marmonna Jack.
Il tira son mouchoir de sa poche arrière et s’en essuya la bouche. Le temps d’un éclair, Wendy eut de nouveau l’impression de revivre le passé. Elle se souvenait bien de ce geste-là ; c’était sa manie du temps où il buvait.
— Danny, pourquoi est-ce que tu as fermé la porte à clef ? demanda-t-elle doucement. Pourquoi est-ce que tu as fait ça ?
— C’est Tony, dit-il. C’est Tony qui m’a dit de le faire.
Ils échangèrent un regard d’intelligence au-dessus de sa tête.
— Est-ce que Tony t’a dit pourquoi, mon petit ? demanda Jack doucement.
— Je me brossais les dents et je pensais à ma leçon de lecture, dit Danny. Je réfléchissais très fort. Et… et alors j’ai vu Tony au fond du miroir. Il m’a dit qu’il voulait me montrer quelque chose.
— Tu veux dire qu’il se trouvait derrière toi ? demanda Wendy.
— Non, il était dans le miroir. (Danny insista sur ce point.) Au fond du miroir. Ensuite, j’ai traversé le miroir. Après, je ne me souviens de rien, jusqu’au moment où Papa m’a secoué et que j’ai cru avoir encore fait quelque chose de mal.
Jack sursauta comme si on l’avait giflé.
— Mais non, prof, dit-il d’une voix éteinte.
— Tony t’a dit de fermer la porte à clef ? demanda Wendy, en lui caressant les cheveux.
— Oui.
— Et que voulait-il te montrer ?
Danny se raidit brusquement dans ses bras, les muscles tendus comme les cordes d’un piano.
— Je ne m’en souviens pas, dit-il, pris de panique. Je ne me souviens pas. Ne me le demande pas. Je… je ne me souviens de rien !
— Chut, dit Wendy, anxieuse. (Elle se mit à le bercer de nouveau.) Ça ne fait rien si tu ne t’en souviens pas, mon lapin. Ne t’en fais pas.
Danny finit par se détendre un peu.
— Veux-tu que je reste un moment avec toi ? Que je te lise une histoire ?
— Non. Mais laisse la lampe de nuit allumée. (Il regarda timidement son père.) Papa, tu veux bien rester un peu ? Juste une minute ?
— Bien sûr, prof.
Wendy soupira.
— Je serai au salon, Jack.
— Entendu.
Elle se leva et regarda Danny se glisser sous les couvertures. Il paraissait très petit.
— Tu es sûr que ça va, Danny ?
— Ça va. N’oublie pas d’allumer mon Snoopy, ’man.
— D’accord.
Elle alluma la lampe de chevet sur laquelle on voyait Snoopy dormant sur le toit de sa niche. Danny n’avait jamais éprouvé le besoin d’avoir une lampe de chevet avant de venir à l’Overlook, mais, dès leur installation ici, il leur en avait demandé une. Elle hésita un instant puis les quitta sans faire de bruit.
— Tu as sommeil ? lui demanda Jack tout en écartant les cheveux de son front.
— Ouais.