Выбрать главу

— Tu veux boire ?

— Non…

Pendant cinq minutes ce fut le silence. Jack avait toujours la main posée sur la tête de Danny. Pensant que Danny avait fini par s’endormir, il était sur le point de se lever quand l’enfant, luttant contre le sommeil, se mit à parler :

— Roque.

Jack se retourna, épouvanté.

— Danny… ?

— Tu ne ferais pas de mal à Maman, n’est-ce pas, Papa ?

— Non.

— Ni à moi ?

— Bien sûr que non.

De nouveau le silence les enveloppa.

— Papa ?

— Quoi ?

— Tony est venu pour me parler du jeu de roque.

— Ah ! oui ? Qu’est-ce qu’il t’a dit ?

— Je ne me souviens plus très bien. Sauf qu’il disait que la partie se divise en tours de batte, comme le base-ball. C’est drôle, n’est-ce pas ?

— Oui.

Le cœur de Jack battait la chamade. Comment diable un petit garçon de l’âge de Danny avait-il pu apprendre une chose pareille ? Le roque se jouait effectivement en tours de batte, non pas tout à fait comme le base-ball, mais plus exactement comme le cricket.

— Papa… ?

Il était presque endormi à présent.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Qu’est-ce que c’est que TROMAL ?

— Trop mal ? Si tu te fais piquer par une guêpe, par exemple, tu auras peut-être trop mal.

Le silence revint.

— Hé ! prof ?

Mais Danny s’était endormi ; sa respiration était devenue profonde et régulière. Jack resta là un moment à le regarder et une vague d’amour le souleva comme une lame de fond.

— Je t’aime, Danny, chuchota-t-il. Dieu sait combien je t’aime.

Il quitta la chambre. Il s’était laissé emporter de nouveau, pas beaucoup, mais assez pour se dégoûter lui-même et pour avoir peur. S’il buvait un verre, le sentiment de sa propre indignité disparaîtrait. Rien qu’un petit verre et il ne sentirait plus rien.

(C’est à cause du chronomètre.)

Il ne souffrirait plus du tout. Il n’y avait pas d’erreur possible. C’étaient bien ces mots-là que Danny avait prononcés. Ils retentissaient encore dans ses oreilles. Jack s’arrêta un instant dans le couloir, jeta un regard en arrière et, avec son mouchoir, s’essuya machinalement les lèvres.

Leurs formes n’étaient plus que des silhouettes sombres à peine visibles dans la lueur de la veilleuse. Wendy, ne portant que sa culotte, s’approcha du lit de Danny et le reborda, car il avait rejeté les couvertures. Jack, debout dans l’embrasure de la porte, la regardait toucher le front de l’enfant de l’intérieur de son poignet.

— A-t-il de la fièvre ?

— Non.

Elle lui embrassa la joue.

— Heureusement que tu as pris rendez-vous avec le médecin, dit-il lorsqu’elle le rejoignit à la porte. Est-ce que tu crois que ce type connaît son métier ?

— La caissière m’a dit qu’il était très bien. C’est tout ce que je sais.

— Si Danny a quelque chose, vous irez tous les deux chez ta mère, Wendy.

— Non, pas question.

— Je sais, dit-il, l’enlaçant de son bras, je sais ce que tu ressens.

— Tu ne peux pas savoir ce que je ressens à son égard.

— Wendy, c’est le seul endroit où je puisse vous envoyer. Tu le sais très bien.

— Si tu venais avec nous…

— Sans ce poste, nous sommes foutus, dit-il simplement. Tu le sais.

Sa silhouette fit oui de la tête. Elle le savait, en effet.

— Quand je suis allé voir Ullman, j’ai cru qu’il me racontait des histoires pour m’impressionner. Mais je commence à avoir des doutes. Peut-être que j’ai eu tort de vous amener ici avec moi, à cinquante kilomètres de tout lieu habité.

— Je t’aime, dit-elle. Et Danny t’aime encore davantage, si c’est possible. Et il aura le cœur brisé si tu nous renvoies.

— Ne le prends pas comme ça.

— Si le docteur dit qu’il y a quelque chose d’anormal, je chercherai du travail à Sidewinder, dit-elle. Si je ne trouve rien à Sidewinder, Danny et moi, nous irons à Boulder. Je ne peux pas retourner chez ma mère, Jack. Pas dans ces conditions-là. Ne me le demande pas. Je… je ne le peux pas, c’est tout.

— Je m’en doutais bien. Allons, ne te laisse pas abattre. Ce n’est peut-être rien.

— Peut-être.

— Le rendez-vous est pour deux heures ?

— Oui.

— Laissons la porte de la chambre ouverte, Wendy.

— Oui, ça vaut mieux. Mais je crois qu’il ne se réveillera plus.

Il se réveilla pourtant.

Boum… boum… boum… boum… BOUM… BOUM…

Poursuivi par ce martèlement sourd, Danny s’enfuyait dans le dédale tortueux des couloirs, ses pieds nus faisant murmurer la jungle bleu de nuit de la moquette. Chaque fois qu’il entendait le maillet de roque s’abattre contre le mur derrière lui, il avait envie de hurler. Mais il savait qu’il devait se retenir, car un hurlement le trahirait et alors…

(alors TROMAL)

(Tu vas recevoir ta raclée, sale garnement.)

Celui qui criait ces menaces le cherchait ; il se rapprochait inexorablement. Danny pouvait l’entendre longer le couloir d’à côté comme un tigre dans une jungle bleu de nuit, un tigre mangeur d’hommes.

(Montre-toi, petit merdeux !)

S’il parvenait à regagner l’escalier ou l’ascenseur et à fuir ce troisième étage, il serait peut-être sauvé. Mais il lui fallait d’abord se rappeler ce qu’il avait oublié. Il faisait noir et dans sa terreur il avait perdu tout sens de l’orientation. Complètement affolé, il avait tourné à droite ou à gauche au hasard, tant il redoutait à chaque tournant de se retrouver nez à nez avec le tigre humain qui rôdait dans ce labyrinthe. Le martèlement des coups s’était encore rapproché, les affreux cris rauques le talonnaient de près à présent.

Il s’engagea dans un petit couloir qui, il le comprit trop tard, se terminait en cul-de-sac. De tous côtés, les portes verrouillées lui interdisaient la fuite. Il se trouvait alors au fond de l’aile ouest et dehors l’orage grondait, sa voix étranglée par les bourrasques de neige.

Alors il se mit à pleurer à chaudes larmes et, le cœur palpitant comme un lapin pris dans un collet, il recula contre le mur. Quand ses épaules touchèrent la tapisserie murale de soie brochée bleu ciel, ses jambes se dérobèrent sous lui et il s’écroula sur la moquette. Là, les mains posées à plat sur les lianes et les guirlandes tissées, la respiration sifflante, il attendit.

Plus fort. Plus près.

Les rugissements du tigre s’approchaient, il allait déboucher d’un moment à l’autre du grand couloir. C’était un tigre qui faisait tournoyer un maillet de roque, un tigre qui marchait à deux pattes ; c’était…

Il se réveilla en sursaut, s’assit droit sur son séant et regarda dans le noir ses mains croisées devant son visage.

C’étaient des guêpes. Trois guêpes.

C’est alors qu’elles le piquèrent, enfonçant dans sa chair leurs dards toutes à la fois. Les images du rêve se déchirèrent, l’inondant de leurs flots noirs, et il se mit à hurler dans la nuit. Les guêpes s’accrochaient à sa main gauche, la piquant et la repiquant sans arrêt.

La lumière s’alluma. Papa était là en caleçon, l’air mécontent, et derrière lui se trouvait Maman, mal réveillée et effrayée.