Une nouvelle vague de tristesse l’envahit, mais, ne voulant pas se donner en spectacle, elle refoula ses larmes. Rabattant sa jupe, elle s’assit sur le trottoir à côté de Danny.
— Qu’est-ce que tu fais là, prof ? lui demanda-t-elle.
Il lui sourit, mais visiblement il était ailleurs.
— Salut, man.
Elle remarqua l’aile fêlée du planeur à ses pieds.
— Veux-tu que j’essaie de réparer ça, mon lapin ?
— Non, Papa le fera.
— Tu sais, Papa ne sera peut-être pas là avant le dîner. La route de la montagne est longue.
— Tu crois que la Coccinelle tiendra le coup ?
— Bien sûr qu’elle tiendra le coup.
Mais il lui avait fourni un nouveau sujet d’inquiétude. Merci, Danny. Je n’avais vraiment pas besoin de ça.
— Papa a dit qu’elle risquait de tomber en panne.
Cette éventualité ne semblait lui faire ni chaud ni froid.
— Il a dit que la pompe était foutue.
— Ne parle pas comme ça, Danny.
— Il ne faut pas parler de la pompe ? demanda Danny, perplexe.
Elle soupira.
— Non, il ne faut pas dire « foutu ». C’est vulgaire.
— Qu’est-ce que c’est, « vulgaire » ?
— Être vulgaire, c’est se curer le nez à table ou faire pipi en laissant la porte du W.C. ouverte. Et c’est dire certains mots, comme « foutu ». C’est un mot vulgaire que les gens bien élevés ne disent pas.
— Papa le dit bien, lui. Quand il regardait le moteur de la Coccinelle, il a dit : « Nom de Dieu, la pompe est foutue ! » Est-ce que Papa n’est pas bien élevé ?
Comment réussis-tu à te fourrer sans cesse dans des situations pareilles, Winnifred ? Tu le fais exprès ?
— Mais si, il est bien élevé. Seulement, lui, c’est un adulte. Il sait qu’il ne peut pas dire certaines choses devant n’importe qui.
— Devant l’oncle Al par exemple ?
— Par exemple.
— Je pourrai parler comme ça quand je serai grand ?
— Je pense que tu le feras, que je le veuille ou non.
— À quel âge je pourrai commencer ?
— Qu’est-ce que tu dirais de vingt ans ?
— Vingt ans, c’est loin.
— Oui, je sais que c’est loin, mais tu essaieras d’attendre ?
— D’accord.
Il se remit à surveiller la rue. Soudain il se redressa, prêt à se lever, mais, voyant que la Coccinelle qui approchait était trop neuve, d’un rouge trop vif, il se rassit. Wendy se demandait si ce déracinement n’avait pas mis son fils à trop rude épreuve. Elle n’aimait pas le voir passer ses journées tout seul, même si lui ne s’en plaignait pas. Dans le Vermont, il y avait eu les enfants des collègues de Jack — sans parler de ceux de la maternelle — mais ici, à Boulder, il n’y avait pas le moindre petit camarade.
— Maman, pourquoi est-ce que Papa a été renvoyé ?
Arrachée brutalement à sa rêverie, elle se troubla et ne sut que dire. Jack et elle avaient pourtant passé en revue les diverses façons de répondre à cette question, depuis la dérobade pure et simple jusqu’à la vérité sans fard. Mais Danny ne les avait jamais interrogés et il fallait que ce soit aujourd’hui, alors qu’elle avait le cafard et ne se sentait pas le courage d’y faire face, qu’il soulevât ce problème. Il l’observait et lisait peut-être la confusion sur son visage, en tirant ses propres conclusions. Aux yeux des enfants, se dit-elle, les raisons d’agir des grandes personnes doivent paraître aussi inquiétantes, aussi sinistres parfois que des bêtes sauvages rôdant à la lisière d’une forêt vierge. On les trimballait à droite et à gauche comme des toutous sans leur fournir la moindre explication. Cette pensée la ramena au bord des larmes ; tout en les refoulant, elle se pencha pour ramasser le planeur abîmé, qu’elle se mit à retourner dans ses mains.
— À Stovington, on avait organisé des joutes d’éloquence et c’est ton papa qui était chargé de l’entraînement de l’équipe du collège. Tu t’en souviens ?
— Bien sûr. C’étaient des disputes pour s’amuser.
— Si tu veux, dit-elle sans cesser de jouer distraitement avec le planeur.
Tout en l’examinant — il portait l’étiquette SPEEDO — GLIDE et des décalcomanies d’étoiles bleues aux ailes — elle se rendit compte qu’elle était en train de raconter à Danny toute l’histoire.
— Papa a dû éliminer un des membres de l’équipe, un certain George Hatfield, parce qu’il n’était pas aussi fort que les autres. Mais George prétendait que Papa l’avait renvoyé seulement parce qu’il ne l’aimait pas, et ensuite il a fait quelque chose de mal ; je crois que tu sais de quoi il s’agit.
— C’est lui qui a crevé les pneus de la Coccinelle ?
— Oui, c’est lui. Ça s’est passé après l’école et ton père l’a pris sur le fait.
Elle hésita, mais il était trop tard pour reculer : il fallait tout dire ou inventer un mensonge.
— Ton papa… fait parfois des choses qu’il regrette par la suite. Il ne réfléchit pas toujours avant d’agir. Ça ne lui arrive pas souvent, mais parfois ça lui arrive.
— Il a fait mal à George Hatfield comme il m’a fait mal à moi quand j’ai renversé tous ses papiers ?
Parfois… (Danny avec son bras dans le plâtre).
Wendy ferma les yeux, refoulant à nouveau les larmes.
— Oui, mon chéri, c’était à peu près pareil. Ton père, l’a frappé pour qu’il s’arrête de taillader les pneus et George est tombé en se cognant la tête. Ensuite on a décidé que George n’aurait plus le droit de fréquenter le collège et que ton père ne devait plus y enseigner.
Elle s’arrêta, ne sachant plus que dire, et attendit en tremblant que les questions se mettent à pleuvoir.
— Ah ! fit Danny, et il se remit à surveiller la rue.
Apparemment la question était réglée pour lui. Si seulement elle pouvait l’être pour elle !
Elle se releva.
— Je vais monter me faire une tasse de thé, prof. Tu veux un verre de lait et des biscuits ?
— Je crois que je vais attendre Papa.
— Je ne pense pas qu’il rentre avant cinq heures.
— Peut-être qu’il arrivera plus tôt.
— Peut-être, en convint-elle. C’est possible.
Elle était à mi-chemin de l’appartement quand il l’appela :
— Maman ?
— Oui, Danny ?
— Est-ce que tu as envie d’aller vivre dans cet hôtel cet hiver ?
Et, cette fois-ci, quelle réponse lui donner ? Celle que lui inspirait son sentiment d’avant-hier, d’hier ou de ce matin ? Car, selon son humeur, sa vision de l’avenir se teintait de rose, de noir ou encore d’un gris intermédiaire.
— Si ton père le veut, alors je le veux, moi aussi. (Elle hésita.) Et toi ?
— Je crois que moi aussi, dit-il au bout d’un moment. Ici, je n’ai personne pour jouer.