— Tes camarades te manquent, n’est-ce pas ?
— Quelquefois. Scott et Andy en tout cas.
Elle revint vers lui, l’embrassa et lui ébouriffa ses cheveux qui commençaient tout juste à perdre leur finesse enfantine. C’était un petit garçon tellement sérieux ! Elle se demandait parfois comment il allait pouvoir s’en tirer avec des parents comme les siens. Leurs grands espoirs du début se trouvaient réduits à cet appartement minable dans une ville étrangère. L’image de Danny dans son plâtre surgit à nouveau devant ses yeux. Oui, le bon Dieu s’était sûrement trompé en le leur envoyant. Ses services de placement avaient dû commettre quelque erreur, une erreur qui risquait de coûter cher à Danny et qui pourrait devenir irrattrapable, à moins qu’un étranger n’intervînt pour les aider.
— Reste sur le trottoir, prof, dit-elle en le serrant très fort.
— Oui, Maman.
Elle monta l’escalier et alla à la cuisine. Elle mit la bouilloire à chauffer et posa quelques Pépitos sur une assiette pour le cas où Danny rentrerait pendant qu’elle serait allongée. Installée devant la grande tasse en terre cuite, elle le regardait par la fenêtre. Il était toujours assis sur le trottoir avec son jean et son blouson molletonné de Stovington Prep, trop grand pour lui et près de lui, son planeur.
Les larmes qui avaient menacé depuis le matin éclatèrent enfin et, penchée au-dessus des volutes parfumées qui montaient de la tasse de thé, elle s’y abandonna, pleurant ses souffrances du passé et sa terreur de l’avenir.
3.
WATSON
Vous avez perdu la tête, avait dit Ullman.
— Bon, voici le foyer de la chaudière, dit Watson, allumant la lumière dans la pièce qui était obscure et sentait le moisi.
C’était un homme bien en chair, aux cheveux blonds et frisés, vêtu d’une chemise blanche et d’un pantalon en treillis vert foncé. Il ouvrit une petite grille carrée dans la panse de la chaudière ; Jack et lui purent y jeter un coup d’œil, découvrant une flamme bleu ciel qui dardait en sifflant son jet de force destructrice.
— Ça, c’est la veilleuse, dit Watson.
Vous avez perdu la tête.
Ça va, Danny ?
Le foyer, de loin le plus grand et le plus vieux que Jack eût jamais vu, remplissait toute la pièce.
— La veilleuse est équipée d’une sécurité, lui expliqua Watson. Un petit appareil là-dedans enregistre le degré de chaleur et, si la température descend au-dessous d’un niveau donné, il déclenche une sonnerie dans votre appartement. La chaudière se trouve de l’autre côté du mur. Je vais vous la montrer.
Il rabattit la petite grille et conduisit Jack vers une porte située derrière le mastodonte.
Tu as perdu la tête.
(Quand, regagnant son bureau, il y avait découvert Danny vêtu de sa seule culotte et tout sourire, la colère avait obscurci sa raison. Dans son souvenir, l’incident se déroulait toujours au ralenti, mais en réalité, il n’avait pas pu durer plus d’une minute. Cette illusion de lenteur évoquait celle des rêves, des cauchemars. Il avait eu l’impression, en retrouvant son bureau, qu’on l’avait mis à sac. Toutes les portes béaient, tous les tiroirs, tous les classeurs étaient tirés à fond. Les feuillets de son manuscrit, une pièce en trois actes qu’il tirait péniblement d’une nouvelle écrite sept ans auparavant, jonchaient le parquet. Il était en train de corriger le deuxième acte, tout en sirotant une bière, quand Wendy était venue lui dire qu’on le demandait au téléphone. Danny avait vidé la boîte de bière sur les pages du manuscrit, probablement pour la voir mousser. Regarde-la mousser, regarde-la mousser… Ce refrain qui s’était mis à lui vriller le crâne avait achevé de mettre Jack hors de lui. D’un pas décidé il s’approcha de son fils qui, ravi de son exploit, le regardait toujours avec le même sourire béat. Danny commençait à dire quelque chose quand Jack lui empoigna la main pour lui faire lâcher la gomme et le porte-mine dont il s’était emparé. Danny poussa un petit cri… — non…, non…, dis la vérité… — il hurla, et, quand Jack le retourna pour lui administrer une fessée, ses gros doigts d’adulte s’enfoncèrent dans la chair tendre de l’enfant et sa large main se referma autour du petit avant-bras. Le bruit que fit l’os en se brisant n’avait pas été fort — il avait été ÉNORME, mais pas fort. Juste assez fort pour percer le brouillard dans l’esprit de Jack et pour y laisser pénétrer non pas la lumière mais la honte et le remords. Ç’avait été un bruit sec et net, comme le craquement d’un crayon qui se brise ou d’une petite branche qu’on casse sur le genou pour faire du feu. En voyant le visage de Danny blêmir jusqu’à devenir exsangue et ses grands yeux se dilater, Jack avait eu la certitude que l’enfant allait s’écrouler, évanoui, au milieu de la flaque de bière et de papiers. Comme il aurait voulu pouvoir remonter dans le temps, reprendre la vie telle qu’elle avait été avant que ce petit bruit sec ne vînt détruire leur équilibre, marquant un tournant décisif dans leurs vies ! D’une voix chevrotante il avait bredouillé : « Ça va, Danny ? » et n’avait reçu, pour toute réponse, qu’un hurlement. Quand Wendy s’était aperçue de l’angle bizarre que faisait l’avant-bras de son fils, elle s’était mise à hurler, elle aussi. Dans les familles comme il faut, les bras des enfants ne pendaient pas de cette manière-là. Elle avait pris Danny dans ses bras et s’était mise à le bercer tout en gémissant : Oh ! Danny, oh ! mon Dieu, oh ! le pauvre petit bras, oh ! mon pauvre bébé ! Jack les avait regardés d’un air hébété, ne comprenant pas comment une chose pareille avait pu leur arriver. Ses yeux avaient rencontré ceux de Wendy et il y avait vu sa haine. Sur le coup, il n’avait guère songé aux conséquences possibles de cette haine. Ce n’est que plus tard qu’il s’était rendu compte qu’elle aurait pu le quitter sur-le-champ, louer une chambre d’hôtel et contacter, dès le matin, un avocat pour obtenir un divorce ; ou encore qu’elle aurait pu appeler la police. Sur le coup, il n’avait vu qu’une chose : sa femme le haïssait. Il se sentait abandonné, bouleversé, profondément malheureux. Il doutait que, même au moment de mourir, on pût souffrir davantage. Quand Wendy s’était précipitée au téléphone, portant Danny sous le bras, il ne l’avait pas suivie. Resté seul à contempler les dégâts dans ce bureau qui sentait la bière, il se disait : Tu as perdu la tête, tu as perdu la tête.)
Il se frotta énergiquement les lèvres du revers de la main et suivit Watson dans la pièce voisine où se trouvait la chaudière. L’atmosphère y était moite et humide, mais ce n’était pas pour cela que son front, sa poitrine et ses jambes étaient devenus tout collants de sueur. La honte et le dégoût venaient de jaillir en lui, aussi forts qu’au premier jour, comme si tout cela s’était passé quelques instants auparavant et non deux ans plus tôt. Comme chaque fois, le sentiment de son indignité lui donnait envie de boire et ce désir l’enfonçait encore plus profondément dans le désespoir. Ne pourrait-il donc jamais vivre une heure, une heure seulement, sans que ce besoin de boire vienne le tourmenter ?
— Voici la chaudière, dit Watson.
Il tira un carré bleu et rouge de sa poche arrière, se moucha bruyamment et, après y avoir jeté un coup d’œil furtif pour voir s’il n’avait rien recueilli d’intéressant, l’enfouit à nouveau dans sa poche.
La chaudière, une longue cuve cylindrique en métal plaqué cuivre toute rafistolée, était montée sur quatre blocs de ciment et s’insérait de justesse sous un labyrinthe de tuyaux et de conduits qui montaient en zigzag jusqu’au plafond festonné de toiles d’araignée.