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— Quels scandales ?

Watson haussa les épaules.

— Tous les grands hôtels ont leurs scandales, répondit-il. De même qu’ils ont leur fantôme. Pourquoi ? Ma foi, les gens vont et viennent. Quelquefois y a un pauvre bougre qui tombe raide mort d’une crise cardiaque dans sa chambre. Tenez, par exemple, la bonne femme qui a crevé au mois de juillet, il y a deux mois. Là aussi Ullman s’est débrouillé pour étouffer l’affaire. C’est pour ça qu’on le paie vingt-deux mille dollars pour la saison et, même si je peux pas le blairer, je dois avouer qu’il les vole pas. La femme, c’était une vieille pouffiasse qui avait au moins soixante piges — mon âge ! Elle avait les cheveux teints, aussi rouges qu’une lanterne de bordel, les nichons qui pendouillaient jusqu’au nombril, vu qu’elle mettait rien pour les tenir, les jambes tellement couvertes de varices qu’on aurait dit des cartes routières et, avec ça, des bijoux des pieds à la tête. Elle était avec un gosse qui ne devait pas avoir plus de dix-sept ans, une tignasse qui lui arrivait au ras des fesses et la braguette pleine à craquer. Ça faisait une semaine, dix jours peut-être, qu’ils étaient là et tous les soirs c’était le même cinéma. De cinq à sept, ils picolaient au Colorado Bar, elle s’envoyait des Bloody Mary comme si on allait les interdire le lendemain et lui se descendait une bouteille d’Olympia en la sirotant pour faire durer le plaisir. Elle se donnait un mal de chien pour le dérider et au début il lui balançait de temps à autre un sourire mécanique, mais chaque jour il souriait un peu plus jaune. Dieu sait quels pornos il devait s’inventer pour amorcer sa pompe le soir ! Quand enfin ils allaient dîner, elle titubait, saoule comme une bourrique, et, lui, il pinçait les fesses des serveuses derrière son dos. Nous autres, on faisait des paris pour savoir combien de jours il tiendrait.

Watson haussa les épaules.

— Un soir, vers dix heures, il descend tout seul, disant que « sa femme ne se sent pas bien » — ce qui voulait dire qu’elle était ivre morte comme tous les jours — et qu’il allait lui chercher un médicament pour la digestion. Il prend la petite Porsche dans laquelle ils sont venus et on l’a plus revu. Le lendemain matin elle descend et elle essaie de donner le change, mais elle pâlit d’heure en heure et Ullman lui glisse que, sans vouloir l’effrayer, il vaudrait peut-être mieux prévenir la police, histoire de savoir si le gars n’avait pas eu un accident. Mais elle le défend comme une tigresse ; non, non, non, il y a rien à craindre, c’est un excellent conducteur, tout va très bien, il sera là pour le dîner. À trois heures elle va au bar et, comme il vient pas, elle dîne pas du tout. À dix heures et demie elle monte chez elle et n’en sort que les pieds devant.

— Que s’est-il passé ?

— Le toubib a dit qu’en plus de tout l’alcool qu’elle avait ingurgité elle avait avalé un tube de somnifères. Son mari, un grand avocat de New York, arrive le lendemain et engueule Ullman comme du poisson pourri. Mais Ullman se laisse pas impressionner et finit par le calmer. Il lui a probablement demandé s’il aimerait que la mort de sa femme fasse la une des grands journaux new-yorkais : épouse de l’éminent machin-chose trouvée morte dans une chambre d’hôtel, avec, en sous-titre : elle s’envoyait un gosse qui aurait pu être son petit-fils.

Watson prit le mouchoir de nouveau, se moucha, jeta un coup d’œil et le refourra dans sa poche.

— La suite ? Une semaine plus tard, la femme de chambre, une connasse du nom de Dolores Vickery, entre dans la chambre où elle est morte pour faire le lit, pousse un cri à réveiller les morts et tourne de l’œil. Quand elle revient à elle, elle raconte qu’elle a vu le cadavre de la vieille dans la salle de bains, qu’elle était couchée toute nue dans la baignoire. « Elle avait la figure toute violette, dit Dolores, et elle m’a fait un grand sourire. » Ullman l’a virée sur-le-champ, lui disant de disparaître. D’après mes calculs, entre quarante et cinquante types sont morts dans cet hôtel depuis que mon grand-père l’a ouvert en 1910.

Il regarda Jack d’un air entendu.

— Vous voulez savoir comment ils partent le plus souvent ? Ils ont une attaque en baisant la bonne femme qui les accompagne. Il y a beaucoup de vieux schnocks qui, croyant retrouver leurs vingt ans, viennent ici faire la noce une dernière fois. Des fois ça fait jaser ; tous les directeurs ne sont pas des Ullman. Il y a eu des articles dans les journaux et la réputation de l’hôtel en a pris un coup, c’est sûr.

— Mais il n’y a pas de fantôme ?

— Mr Torrance, j’ai travaillé ici toute ma vie et j’ai jamais vu de fantôme. Maintenant venez avec moi, que je vous montre la remise.

— Je vous suis.

À l’instant où Watson allait éteindre la lumière, Jack dit :

— En tout cas, il y a des montagnes de journaux ici.

— Ça, c’est bien vrai. On dirait qu’on les collectionne depuis des siècles. Des journaux, des factures, des reçus et Dieu sait quoi encore. Du temps de mon père, quand il y avait la chaudière à bois, on les brûlait de temps en temps, mais maintenant ils s’accumulent.

En se dirigeant vers l’escalier, ils s’arrêtèrent un instant pour que Watson se mouche une dernière fois.

— Tous les outils dont vous aurez besoin sont rangés dans la remise. Vous y trouverez aussi les bardeaux. Ullman vous en a parlé ?

— Oui, il voudrait que je refasse une partie du toit.

— Ce petit salaud vous exploitera tant qu’il pourra et au printemps il ira pleurnicher partout, racontant que vous étiez un jean-foutre et un incapable. Je le lui ai dit en face un jour, je vois pas pourquoi je me gênerais.

Dans l’escalier, le monologue de Watson se transforma en un ronronnement incompréhensible mais rassurant. Jetant un dernier regard derrière lui vers l’obscurité moite et impénétrable, Jack Torrance se dit que si jamais il y avait eu un lieu propice aux fantômes c’était bien celui-ci. Il pensa à ce Grady qui, prisonnier de la neige douce et implacable, était devenu un fou criminel. Il essaya d’imaginer ces meurtres atroces et se demanda si les victimes avaient crié. Chaque jour, ce pauvre Grady avait dû sentir se resserrer autour de lui l’étreinte de ce destin tragique. Il avait dû pressentir qu’il n’y aurait pas de printemps pour lui. Mais il n’aurait pas dû se trouver là. Et il n’aurait pas dû perdre la tête.

4.

LE ROYAUME DES TÉNÈBRES

Vers quatre heures et quart, Danny se sentit un petit creux et monta prendre son goûter. Sans quitter la rue des yeux, il avala le lait et les biscuits à toute allure. Puis il alla embrasser sa mère qui était allongée sur son lit. Elle lui dit que le temps passerait plus vite s’il regardait Sesame Street à la télé, mais il secoua la tête d’un air résolu et sortit regagner son poste sur le trottoir.