— C’est le moins qu’on puisse dire, dit-elle.
Dans un bruit de draps froissés, elle se retourna vers lui en disant :
— Je t’aime, Jack.
— Je t’aime, moi aussi, répondit-il machinalement, sans penser à ce qu’il disait.
Il n’arrivait pas à desserrer les poings qui pesaient comme du plomb au bout de ses bras et le sang lui battait aux tempes. Wendy n’avait pas dit un seul mot sur ce qu’ils feraient après leur arrivée à Sidewinder, une fois la fête terminée. Pas un seul mot. Ce n’était que « Danny par-ci, Danny par-là » et « Oh ! Jack, j’ai si peur ». C’est fou ce qu’elle pouvait avoir peur de tous ces fantômes, de toutes ces ombres ! Mais les difficultés matérielles existaient, elles aussi. Une fois arrivés à Sidewinder, ils n’auraient, en tout et pour tout, que soixante dollars et les vêtements qu’ils avaient sur le dos. Même pas de voiture. S’il y avait eu à Sidewinder — ce qui n’était pas le cas — un mont-de-piété, ils n’auraient eu à mettre en gage que la bague de fiançailles de Wendy qui valait quatre-vingt-dix dollars, et le poste de radio Sony AM/FM. Un prêteur leur en aurait donné vingt dollars, et encore, seulement s’il avait bon cœur. Il ne trouverait pas de travail, même pas à mi-temps, sauf quand il neigerait. Il pourrait alors déblayer les chemins des garages pour trois dollars. À la bonne heure ! L’image de John Torrance, ce jeune homme plein de promesses, à qui Esquire avait acheté une nouvelle, et qui avait caressé le rêve — fort raisonnable à son avis — de devenir l’un des écrivains américains les plus en vue, l’image de cet homme en train de sonner aux portes, pelle à l’épaule, effaça subitement celle des lions de buis. Il serra encore plus fort ses poings et, à force d’enfoncer ses ongles dans la chair de ses paumes, il y imprima des croissants de sang. Il voyait encore John Torrance faisant la queue afin d’échanger ses soixante dollars contre des tickets alimentaires, ou recevant des uns des secours charitables et des autres des regards chargés de mépris. Il se voyait expliquant à Al comment ils avaient été obligés de s’en aller, d’arrêter la chaudière, d’abandonner l’Overlook et tout ce qui s’y trouvait, de le laisser aux voleurs et aux vandales. Il dirait qu’ils y avaient été contraints parce que : « Vois-tu, Al il y a des fantômes là-haut et ils en voulaient à mon fils. Au revoir, Al. » La suite s’appelait « Le printemps arrive pour John Torrance ». Que feraient-ils alors ? Peut-être parviendraient-ils à gagner la côte ouest en Volkswagen. Avec une nouvelle pompe, elle tiendrait le coup. D’ailleurs, à soixante-quinze kilomètres vers l’ouest ça commençait à descendre et il n’avait qu’à se laisser rouler sur la pente au point mort pour atteindre l’Utah. Ensuite ils fileraient vers la Californie, le pays des oranges et des self-made men. On donnerait certainement carte blanche à un homme comme lui qui, après une si brillante carrière dans l’alcoolisme, s’était distingué en tabassant ses étudiants au collège et en poursuivant des fantômes dans les vieux hôtels. Toutes les portes lui seraient ouvertes. L’industrie du tourisme ? Il n’aurait qu’à se présenter chez Greyhound comme ingénieur d’entretien pour qu’on le mette à nettoyer les autocars. L’industrie automobile le tentait ? On lui donnerait une combinaison en caoutchouc et on le ferait laver les voitures. La gastronomie ? Il n’aurait qu’à se faire embaucher comme pompiste. Rendre la monnaie, rédiger les factures, voilà des activités qui n’étaient pas à la portée de n’importe qui. Vingt-cinq heures par semaine, au salaire de base. Avec ça ils iraient loin, surtout depuis qu’un pain Wonder coûtait soixante cents.
Le sang commençait à couler sur ses paumes. De vrais stigmates, quoi ! Il s’enfonça un peu plus les ongles dans sa chair, s’enivrant de douleur. Sa femme dormait à ses côtés, et quoi de plus normal ? Elle n’avait plus de soucis à se faire. Il avait promis de les emmener, Danny et elle, de les sauver du croquemitaine. Alors tu comprends, Al, j’ai pensé que la meilleure chose à faire c’était de
(de la tuer)
L’impensable avait brusquement fait irruption dans son esprit, surgi on ne sait d’où avec une force irrésistible. Il avait tout à coup envie d’empoigner Wendy, de la jeter brutalement au bas de son lit, toute nue, hébétée, à moitié endormie. Il lui sauterait dessus, lui saisirait le cou comme on saisit la branche verte d’un jeune tremble et l’étranglerait, les pouces sur son gosier, les autres doigts enfoncés dans sa nuque. Il lui secouerait la tête, la cognerait sans s’arrêter contre le plancher, pour l’écraser, la réduire en bouillie. Danse, ma belle, je veux te voir te trémousser, te rouler par terre. Il lui apprendrait à lui manquer de respect. Ça lui servirait de leçon !
Il eut vaguement conscience d’un bruit sourd qui le tira de ce monde intérieur si intense et fiévreux. C’était Danny qui, à l’autre bout de la chambre, s’agitait de nouveau, se tortillant dans son lit, froissant les couvertures. L’enfant laissa échapper un petit gémissement rauque. Quel cauchemar le tourmentait ? Rêvait-il qu’une morte, toute violacée, le poursuivait à travers le labyrinthe des couloirs de l’hôtel ? Non, pensa Jack, ce n’était pas la morte qu’il fuyait, mais quelque chose de bien plus redoutable encore…
Libéré soudain de la nasse de ses pensées amères, Jack sortit du lit et se dirigea vers l’enfant. C’était à Danny qu’il fallait penser, se dit-il, accablé par le remords. Seulement à Danny ; ni à Wendy ni à lui-même. Quelles qu’en fussent les conséquences, il fallait éloigner Danny de cet endroit. Il remonta les couvertures sur l’enfant et déroula l’édredon plié au pied du lit. Danny s’était calmé. Jack tâta son front de sa main (quels monstres menaient leur sarabande derrière ce rempart osseux ?) et le trouva tiède, mais pas chaud. Il dormait paisiblement de nouveau. C’était bizarre.
Il se remit au lit et essaya de trouver le sommeil, mais sans y parvenir.
Ce qui leur arrivait était tellement injuste ! La malchance s’acharnait vraiment sur eux. Ils avaient cru la semer en venant ici, mais elle ne les avait pas lâchés d’une semelle. Et demain après-midi, une fois arrivé à Sidewinder, il pourrait dire adieu à sa dernière chance. Mais s’ils ne partaient pas, s’ils arrivaient à tenir bon jusqu’au bout, alors c’est un tout autre avenir qui les attendrait. Il terminerait sa pièce. D’une façon ou d’une autre, il arriverait bien à lui trouver une fin. Sa propre ambivalence à l’égard de ses personnages enrichirait le dénouement d’une ambiguïté poignante. Il se pourrait même que cette pièce lui rapportât quelque argent. Ce n’était pas impossible. Même sans cela, Al arriverait peut-être à convaincre le conseil d’administration de Stovington de le reprendre. Évidemment il ne serait repris qu’à l’essai et ne serait pas titularisé avant longtemps, trois ans peut-être, mais, s’il réussissait à rester sobre et s’il continuait d’écrire, il pourrait peut-être, sans trop attendre, trouver un poste ailleurs. Certes, il ne s’était pas beaucoup plu à Stovington. Il avait eu l’impression d’y étouffer, de s’y enterrer vivant, mais, s’il avait réagi ainsi, c’est par manque de maturité. D’ailleurs, quel plaisir pouvait-on éprouver à enseigner dans un état second, à travers le brouillard d’une gueule de bois carabinée ? Cette fois-ci, ce serait différent. Il assumerait mieux ses responsabilités, il en était sûr.
Livré à ses réflexions, il finit par se détendre et sombra peu à peu dans le sommeil. Tandis qu’il s’y abandonnait, une pensée le poursuivait inlassablement, comme un refrain : « Je crois que je pourrais trouver la paix ici, si seulement on voulait bien me laisser tranquille. »