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33.

LE SCOOTER DES NEIGES

Vers minuit, pendant qu’ils dormaient d’un sommeil agité, la neige s’était arrêtée de tomber. Quinze centimètres de poudreuse recouvraient maintenant la croûte gelée des chutes précédentes. Le vent s’était levé, balayant les nuages. On était au matin et dans la remise, par la fenêtre sale face au levant, un faisceau oblique de lumière dorée, fourmillante de poussière, tombait sur Jack.

La remise avait les dimensions d’un wagon de chemin de fer. Aux odeurs de graisse, d’huile et d’essence se mêlait, à peine perceptible, la senteur, douce et nostalgique, de l’herbe coupée. Quatre tondeuses à moteur, dont deux qui, avec leurs sièges incorporés, ressemblaient à des tracteurs, étaient alignées contre le mur sud comme des soldats à la revue. Sur leur gauche se trouvaient des transplantoirs, des pelles à bout rond pour l’entretien du terrain de golf, une scie et un émondoir électrique, ainsi qu’un long piquet d’acier surmonté d’un drapeau rouge.

Contre le mur est, le mieux éclairé par les rayons obliques du soleil, trois tables de ping-pong étaient empilées de guingois comme un château de cartes. Leurs filets démontés débordaient du rayonnage du dessus. Dans l’angle étaient entassés les palets d’un jeu de galets, les arceaux d’un jeu de roque, noués en piles avec du fil de fer, deux jeux complets de maillets dans leurs étuis et une boîte à alvéoles contenant, rangées comme des œufs, des balles peintes en couleurs vives… (Ce sont de bien curieuses poules que vous avez ici, Watson… — Oui, mais ce n’est rien à côté des lions dans la buissaie !)

Il se dirigea vers les maillets, enjambant au passage une vieille batterie à huit éléments qui avait dû servir autrefois à la camionnette, et un chargeur relié à elle par un serpentin de fils électriques. Il retira l’un des maillets à manche court de son étui et le tint droit devant son visage, comme un chevalier qui salue son roi de son épée.

Le roque avait dû être un jeu formidable. Jack avait trouvé au sous-sol un petit manuel tout moisi qui devait dater du début des années vingt, quand le championnat de roque de l’Amérique du Nord avait eu lieu à l’Overlook, et qui en expliquait les règles. Oui, ça devait être un jeu formidable.

(Schizophrène)

Il fronça les sourcils, puis sourit. Oui, c’était bien ça, un jeu schizophrène. Le maillet, avec sa double tête, l’une dure, l’autre molle, en disait long là-dessus. C’était un jeu où la finesse et la précision comptaient autant que la force brute.

Il fit tournoyer le maillet dans l’air et sourit en entendant le sifflement puissant. Il le remit dans son étui puis obliqua vers la gauche où il venait de découvrir un engin bizarre dont l’allure lourde et disgracieuse lui déplut instantanément.

C’était un scooter des neiges, presque neuf, qui trônait au milieu de la pièce. Le capot portait en lettres noires, penchées vers l’arrière, sans doute pour suggérer la vitesse, l’inscription Bombardier Skidoo. Les skis qui dépassaient de la carrosserie étaient également peints en noir. Deux bandes noires, semblables à celles des voitures de course, décoraient ses flancs. Mais c’était surtout le jaune vif criard de la machine qu’il trouvait de mauvais goût. Dans la lumière matinale, avec son corps jaune strié de noir, ses skis noirs et son cockpit ouvert capitonné de cuir noir, le scooter ressemblait en fait à quelque monstrueuse guêpe mécanique dont le moteur devait avoir, en plus, le bourdonnement. Au moins avait-il le mérite de ne pas cacher ce qu’il était : une méchante guêpe, prête à piquer. Car il allait leur faire mal, très mal, à tous les trois. Quand il en aurait fini avec eux ils auraient si mal qu’en comparaison les piqûres de guêpes sur la main de Danny leur paraîtraient aussi douces que les baisers d’une mère.

S’il n’avait pas eu à tenir compte de Danny, il aurait eu plaisir à ouvrir le capot et à cogner sur le moteur avec un de ces maillets jusqu’à ce que…

Le souffle qu’il avait retenu lui échappa dans un long soupir. Mais Wendy avait raison. Fais ce que dois, advienne que pourra, que ce soit l’enfer, le déluge ou le chômage. Démolir cette machine serait de la folie pure, quelle que soit la satisfaction immédiate qu’il en tirerait. Ce serait comme s’il tuait son propre fils à coups de maillet…

— Pauvre con, tu te prends pour un briseur de machines à présent ? dit-il tout haut.

Il se dirigea vers l’arrière du scooter, dévissa le couvercle du réservoir d’essence, et y plongea une jauge qu’il avait dénichée sur l’un des rayons qui couraient le long des murs à hauteur de poitrine. La jauge ressortit avec le bout mouillé sur un demi-centimètre. Il n’y avait pas beaucoup d’essence, mais assez pour voir si cette machine infernale était en état de marche. Plus tard il siphonnerait la Volkswagen et la camionnette de l’hôtel pour faire le plein.

Il revissa le couvercle du réservoir et ouvrit le capot. Il n’y avait ni bougies ni batterie. Il retourna à l’étagère et se mit à fureter parmi les outils, écartant des tournevis, des clefs anglaises, une pièce de carburateur d’une vieille tondeuse et des boîtes en plastique pleines de vis, de clous et d’écrous de différentes tailles.

Il finit par mettre la main sur une boîte toute tachée d’huile qui portait l’abréviation Skid, écrite au crayon. Il la secoua et quelque chose remua à l’intérieur. C’étaient les bougies. Il en présenta une à la lumière, essayant de juger à l’œil nu l’écartement des électrodes, pour ne pas avoir à se mettre à la recherche d’un jeu de cales. « Après tout, je m’en fous, se dit-il avec humeur en laissant retomber la bougie dans la boîte. Que l’écartement soit bon ou pas, je m’en contrefous. »

Il alla chercher le tabouret derrière la porte et s’assit dessus. Il vissa les quatre bougies, puis les coiffa de leurs petits capuchons en caoutchouc. Ce travail fini, il promena ses doigts rapidement sur la magnéto. Jack Torrance, le Rubinstein de la magnéto.

Il retourna fouiller sur les rayonnages mais sans trouver, cette fois-ci, ce qu’il cherchait, une petite batterie à quatre éléments. Il y avait bien des clefs à douille, un coffre contenant un vilebrequin et des mèches, des sacs d’engrais pour pelouse et du fumier Vigoro pour les plates-bandes de fleurs, mais pas de batterie de scooter. Il n’en ferait pas une maladie. Au contraire, il était plutôt content et soulagé. « J’ai fait de mon mieux, mon capitaine, mais je n’ai pas pu exécuter vos ordres.

— Ça ne fait rien, mon gars. Vous avez bien mérité de la patrie. Je vais demander pour vous l’étoile d’argent et la rosette du scooter. Vous êtes l’orgueil de votre régiment.

— Merci, mon capitaine. Je n’ai fait que mon devoir. »

Il revint vers le scooter et lui administra en passant un bon coup de pied. La question du scooter au moins était réglée. Bon débarras. Il ne lui restait plus qu’à annoncer la nouvelle à Wendy : « Désolé, princesse, mais… »

C’est alors qu’il remarqua, dans l’angle de la pièce, près de la porte, une boîte que le tabouret lui avait cachée. Sur le couvercle était écrite au crayon la mention abrégée Skid.

Il la contempla et le sourire s’évanouit de ses lèvres. « Regardez, mon capitaine, c’est la cavalerie qui arrive. Faut croire qu’ils ont bien reçu nos signaux de fumée. »

Ce n’était vraiment pas juste.

Pas juste, bon Dieu de merde.

Quelque chose — hasard, destin, Providence — avait essayé de le sauver. Et, au dernier moment, la bonne vieille déveine de Jack Torrance l’avait finalement emporté. La série noire n’était pas terminée.