Pendant un instant il fut saisi de panique et son cerveau cessa de fonctionner. Tout ce qu’il voyait c’était qu’il était enfermé dans ce tunnel glacé, sans lumière…
Je ne suis pas seul ici.
Sa respiration se transforma en râle. La peur distilla son venin dans ses veines et le paralysa. Non, il n’était pas seul, il sentait une présence malveillante qui avait attendu cette occasion pour se manifester. Peut-être une araignée géante, terrée sous un amas de feuilles mortes, ou un rat…, ou peut-être le cadavre d’un enfant, mort ici, au terrain de jeux. Était-ce possible ? Oui, un enfant avait pu trouver la mort ici. Il songea à la femme dans la baignoire, au sang mêlé de fragments de cervelle sur le mur de la suite présidentielle, puis à un enfant qui s’était ouvert le crâne en tombant du jungle gym et qui à présent rampait derrière lui, le poursuivant dans le noir, cherchant, le sourire aux lèvres, un compagnon de jeux pour l’éternité.
À l’autre bout du tunnel, Danny entendit un bruissement furtif de feuilles mortes — quelqu’un s’approchait en rampant. D’un moment à l’autre, une main froide allait se refermer autour de sa cheville…
Galvanisé par cette pensée, il se mit à gratter furieusement la neige meuble qui bouchait l’entrée du tunnel et qu’il rejetait entre ses jambes en bouffées poudreuses, comme un chien qui déterre un os. Une petite lumière bleuâtre commença à filtrer par une crevasse et il s’élança vers elle comme un plongeur qui remonte à la surface, s’écorchant le dos contre le bord de l’anneau en béton. Ses raquettes s’étaient prises l’une dans l’autre et la neige s’infiltrait sous son passe-montagne et son anorak, mais il continuait de griffer l’amas blanc qui semblait vouloir le retenir, le repousser au fond du tunnel, là où une ombre faisait craquer les feuilles mortes, et l’y garder pour toujours.
Il réussit enfin à passer la tête hors du trou, exposant à la lumière éblouissante du soleil son visage tout saupoudré de neige qui ressemblait à un masque d’horreur, et à s’extraire du tunnel. Il rampa jusqu’au jungle gym, où il s’assit pour rajuster ses raquettes et reprendre son souffle.
Je suis sauvé, je vais rentrer tout de suite.
Il entendit derrière lui un bruit sourd, étouffé.
Il se retourna pour voir ce que c’était, mais il savait d’avance ce qui provoquait ce bruit-là — c’était les paquets de neige qui glissaient du toit de l’hôtel.
Un paquet de neige était tombé en effet, découvrant le chien en buis. Quand il était arrivé, il n’y avait eu, à cet endroit, qu’un vague monceau de neige, mais maintenant la silhouette du chien se détachait nettement, tache verte insolite sur un océan de blancheur éblouissante. Dressé sur ses pattes arrière, l’animal semblait quêter un sucre ou un morceau de viande.
Danny était résolu à ne pas s’affoler cette fois. Il garderait tout son sang-froid. Ici, au moins, il n’était pas enterré au fond d’un trou noir, il était en plein soleil et, d’ailleurs, ce n’était qu’un chien de buis. « Il fait plutôt chaud aujourd’hui, se dit-il, cherchant une explication rassurante, et il est possible que le soleil ait amolli la neige et qu’elle se soit détachée d’un seul coup. Après tout, quoi de plus normal ? »
(Ne t’approche pas des buis…, fuis-les comme la peste.)
Après avoir resserré autant qu’il le put les attaches de ses raquettes, il se mit debout et regarda de nouveau le tunnel de béton presque entièrement submergé par la neige. Tout à coup il se figea, le cœur glacé. Dans l’obscurité de l’orifice qu’il avait creusé pour pouvoir pénétrer à l’intérieur, il crut distinguer, malgré l’éclat éblouissant de la neige, quelque chose qui bougeait, une main qui s’agitait, la main d’un enfant désespéré qui suppliait, qui se noyait…
(Aide-moi, oh viens à mon secours ! Si tu ne peux pas me sauver, tu pourras au moins jouer avec moi… et nous resterons à jamais ensemble. À jamais.)
— Non ! chuchota Danny d’une voix rauque.
Ses lèvres desséchées avaient eu du mal à articuler le mot. Sa volonté commençait à vaciller et, dans son esprit, c’était la débandade, comme quand la femme dans la baignoire avait… Non, il valait mieux ne pas y penser.
Il se raccrocha de toutes ses forces à la réalité. Il fallait réfléchir, trouver une solution, faire comme l’agent secret. Il ne fallait pas perdre son sang-froid. Est-ce que Patrick McGoohan pleurait, est-ce qu’il faisait pipi dans sa culotte comme un bébé ?
Est-ce que son papa s’affolait ?
Il était sûr que non et cette pensée le calma un peu.
Il entendit de nouveau le bruit mou d’un paquet de neige s’écrasant à terre. Il se retourna et s’aperçut que la tête d’un des lions avait émergé de la neige et lui montrait les dents. La bête s’était rapprochée de Danny et touchait presque le portail du terrain de jeux.
Une vague de terreur déferla sur lui, mais il ne se laissa pas submerger par elle. Il était l’agent secret et il allait s’en tirer, coûte que coûte.
Il se mit à marcher vers la sortie du terrain de jeux, faisant le même détour que son père le jour des bourrasques de neige. Il s’appliquait à bien mouvoir ses raquettes, à poser ses pieds lentement et bien à plat. Il lui sembla mettre un temps infini rien que pour atteindre l’angle du terrain de jeux où une accumulation de neige avait presque découvert la barrière et permettait de la franchir aisément. Danny avait presque enjambé celle-ci quand l’une de ses raquettes s’accrocha à l’un des poteaux et il perdit l’équilibre, piquant du front vers l’avant. Il fit désespérément la roue avec ses bras pour se retenir, se souvenant de la difficulté qu’il y avait à se relever une fois que l’on était à terre.
Il y eut encore ce bruit étouffé d’un paquet de neige tombant. Tournant la tête, il vit que les deux autres lions s’étaient débarrassés de leurs enveloppes de neige ; seules leurs pattes antérieures étaient encore prises. Côte à côte, à environ soixante pas de lui, ils le fixaient de leurs yeux verts. Le chien, lui, avait tourné la tête.
Ils ne bougent que quand tu ne les regardes pas.
— Oh !
Ses raquettes s’étaient emmêlées et, battant vainement des bras, il tomba la tête la première, s’enfonçant de tout son long dans la neige qui s’infiltra de nouveau à l’intérieur de son capuchon, le long de son cou, dans l’ouverture de ses bottes. À force de se débattre, il réussit à se dégager et, le cœur battant la chamade, essaya désespérément de se remettre debout sur ses raquettes.
Agent secret. Souviens-toi que tu es un agent secret.
Il retomba à la renverse et pendant un instant il resta immobile sur le dos à contempler le ciel, se disant qu’il serait plus simple de renoncer.
Mais, quand il se rappela la créature qui l’attendait dans le tunnel, il sut qu’il devait lutter. Il se remit sur ses pieds et regarda les buis. Les trois lions n’étaient plus qu’à quarante pas de lui. Le chien, qui s’était déplacé vers leur gauche, semblait vouloir bloquer sa retraite. À part les cercles poudreux autour de leurs cous et de leurs museaux, les animaux de buis s’étaient entièrement libérés de leur gaine de neige et braquaient sur lui leurs yeux feuillus.
Il était maintenant à bout de souffle et l’angoisse, comme un rat en cage, tournait en rond dans son cerveau, mais il affrontait résolument ses deux adversaires, les raquettes et la panique.