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(Soudain il entendit la voix de son père : N’essaie pas de te battre contre elles, prof. Marche avec elles comme si elles étaient tes propres pieds.)

(Oui, Papa.)

Et il reprit sa marche, essayant de retrouver le style coulé qu’il avait appris avec son père. Le bon rythme lui revenait peu à peu, mais il prenait en même temps conscience de sa fatigue, de l’épuisement nerveux causé par la peur. Il fit une pause pour regarder derrière lui. Sa respiration s’arrêta net et ne reprit que plus précipitée encore. Le premier des lions n’était plus qu’à vingt pas et il fendait la neige comme un chien qui nage dans une mare. Les deux autres le suivaient de près. À eux trois ils ressemblaient à une patrouille dont le chien, qui les précédait sur la gauche, eût été l’éclaireur. Le lion le plus proche avait la tête baissée, ses épaules bosselées par la contraction de leurs muscles puissants. Sa queue se dressait aussi vivement que si quelques instants auparavant elle avait fouetté l’air. Il ressemblait à un gros matou qui s’amuse avec une souris avant de la tuer.

S’il venait à tomber…

S’il tombait, il était perdu. Ils ne le laisseraient jamais se relever et fonceraient sur lui. Agitant frénétiquement ses bras, il se lança en avant, trébuchant mais rattrapant à chaque pas son équilibre. Il avançait en titubant et jetait par moments de rapides coups d’œil par-dessus son épaule. Son haleine s’échappait de sa gorge en feu avec un sifflement de verre en fusion.

Le lion le plus proche n’était plus qu’à cinq pas de lui. Des grognements s’échappaient de sa gueule béante, les muscles de ses hanches étaient bandés comme des ressorts. Derrière les trois fauves, il aperçut le lapin dont la tête vert vif venait de se dégager de la neige et qui semblait vouloir contempler la mise à mort de ses yeux aveugles.

Danny avait maintenant atteint la pelouse qui s’étendait devant le porche, entre les deux bras de l’allée semi-circulaire. S’abandonnant à la panique, il se mit à courir sur ses raquettes. N’osant plus regarder derrière lui, le corps de plus en plus penché vers l’avant, il tendait les bras comme un aveugle qui cherche à tâtons les obstacles. Son capuchon avait glissé sur ses épaules, laissant voir son visage livide, tavelé de plaques rouges sur les joues et ses yeux exorbités par la terreur. Le porche n’était plus très loin maintenant.

Derrière la croûte de la neige craqua comme sous l’effet d’un bond puissant.

Il s’écroula sur les marches de l’escalier, poussant des hurlements qui n’arrivaient pas à sortir de sa gorge, puis il grimpa l’escalier à quatre pattes, ses raquettes, complètement de travers, cognant contre les planches.

Tout près de lui, il entendit un sifflement, suivi du bruit d’une étoffe qui se déchire. Quelque chose lui avait écorché la jambe — il en avait senti la douleur. L’effroyable rugissement qu’il avait cru entendre ne devait être — ne pouvait être — qu’une illusion. Une odeur de sang et de buis mêlés lui piqua les narines. Il s’étala de tout son long sur le porche, secoué de sanglots rauques, la bouche pleine d’un goût amer. Le battement assourdissant de son cœur lui emplissait les oreilles, et un mince filet de sang coulait de son nez.

Il n’aurait pas su dire combien de temps s’écoula avant que la double porte du hall s’ouvrît et que Jack, qui avait eu tout juste le temps d’enfiler un jean et des pantoufles, se précipitât sur lui, suivi de Wendy.

— Danny ! s’écria-t-elle.

— Prof ! Danny, pour l’amour du ciel ! Qu’y a-t-il ? Que s’est-il passé ?

Son père l’aida à se relever. Au-dessous du genou droit, son pantalon de ski était déchiré. À l’intérieur, sa chaussette de laine était trouée et le mollet écorché… comme s’il s’était égratigné en essayant de se frayer un chemin à travers un buisson de buis…

Danny se retourna pour regarder les buis. Au-delà de la pelouse et du terrain de golf, il distingua de vagues bosses capitonnées de neige. C’étaient les animaux de buis qui avaient repris leurs places dans la buissaie, entre eux et le terrain de jeux, entre eux et la route.

Ses jambes se dérobèrent sous lui, mais Jack le rattrapa et il éclata en sanglots.

35.

DANS LE HALL

Il leur avait tout raconté, sauf ce qu’il avait cru entendre et voir après que l’avalanche de neige eut bloqué la sortie du tunnel. Il n’avait pas pu se résoudre à leur parler de cela. D’ailleurs il ne connaissait pas les mots qu’il fallait pour exprimer la terreur qu’il avait ressentie, et dire comment elle l’avait progressivement paralysé quand il avait entendu le craquement furtif des feuilles mortes au fond de l’obscurité glaciale. Mais il leur avait parlé des paquets de neige qui étaient tombés avec des bruits sourds et du lion qui, après avoir dégagé sa tête et ses épaules de la neige, s’était lancé à sa poursuite. Il leur avait même raconté comment le lapin avait tourné la tête à la fin pour assister au dénouement.

Ils étaient assis dans le hall devant la cheminée où Jack avait fait du feu. Danny, emmitouflé dans une couverture, buvait à petites gorgées une tasse de soupe aux nouilles. Wendy, assise à ses côtés, lui caressait les cheveux. Jack s’était assis par terre et son visage s’assombrissait au fur et à mesure que Danny leur racontait son histoire. À deux reprises il tira son mouchoir de sa poche arrière et s’en essuya ses lèvres gercées.

— À la fin ils m’ont poursuivi, acheva Danny.

Jack se leva et alla à la fenêtre, leur tournant le dos. Danny regarda sa mère.

— Ils m’ont poursuivi jusqu’au porche.

Il s’efforça de garder son calme en se disant que s’il restait maître de lui on le croirait peut-être. Mr Stenger avait perdu son sang-froid. Il s’était mis à pleurer et, comme il n’avait pas su s’arrêter, LES HOMMES EN BLOUSES BLANCHES étaient venus le chercher. Si on n’arrive pas à s’arrêter de pleurer, c’est qu’on a PERDU LA BOULE et ensuite on vous emmène au CABANON. Et quand est-ce qu’on revient ? PERSONNE NE LE SAIT. Son anorak, son pantalon de ski et ses raquettes encore pleines de neige étaient jetés en vrac sur le tapis à côté de la porte d’entrée à double battant.

Je ne pleurerai pas, je ne pleurerai pas.

Il avait su se retenir de pleurer, mais il n’avait pas réussi à contrôler les tremblements qui l’agitaient violemment. Il contemplait le feu, attendant que Papa dise quelque chose. De grandes flammes jaunes dansaient sur la pierre sombre du foyer. Un nœud de sapin explosa avec une petite détonation et les étincelles s’envolèrent par la cheminée.

— Danny, viens ici.

Jack se retourna. Son visage s’était transformé en un masque dur et implacable. Danny n’aimait pas lui voir cet air-là.

— Jack…

— Tout ce que je veux, c’est qu’il vienne ici un instant.

Danny se laissa glisser du canapé et alla rejoindre son père.

— Tu es un brave garçon. Maintenant dis-moi ce que tu vois.

Danny avait su ce qu’il allait voir même avant de regarder par la fenêtre. Au-delà de la zone où ils avaient l’habitude de prendre leur exercice et qui était sillonnée en tous sens par les empreintes de bottes, de raquettes et les marques du traîneau, le champ de neige qui recouvrait la pelouse de l’Overlook descendait doucement vers la buissaie et le terrain de jeux. On pouvait distinguer deux séries d’empreintes, une première qui partait du porche et allait en droite ligne jusqu’au terrain de jeux et une autre qui en revenait par un long détour.