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Il était cinq heures, et, bien qu’il n’eût pas de montre et ne sût pas très bien lire l’heure, Danny savait que le temps passait car les ombres s’allongeaient et la lumière du soir se teignait d’or.

Danny avait compris que s’il n’allait pas à la maternelle c’était parce que son père n’avait pas les moyens de l’y envoyer. Il savait aussi combien ses parents souffraient de le voir condamné à la solitude et combien ils craignaient — au point de ne même pas pouvoir en parler entre eux — qu’il ne leur en voulût. Mais ils avaient tort de s’inquiéter. La maternelle était pour les bébés et Danny n’avait aucune envie d’y aller. Il n’était peut-être pas encore tout à fait un grand garçon, mais il n’était certainement plus un bébé. Les grands garçons allaient à l’école et mangeaient à la cantine. L’an prochain, il serait un grand garçon et il irait au cours préparatoire. Cette année-ci était une sorte d’entredeux. Évidemment, Scott et Andy lui manquaient — surtout Scott — mais ça ne faisait rien. Il avait le sentiment qu’il valait mieux être seul pour affronter ce que l’avenir lui réservait.

Danny était capable de comprendre bien des choses au sujet de ses parents. Il savait d’ailleurs que ceux-ci n’appréciaient guère cette faculté chez lui ; elle les inquiétait, et ils refusaient de la prendre au sérieux.

C’était pourtant bien dommage qu’ils n’aient pas voulu l’écouter davantage, surtout à des moments comme ceux-ci. Maman était couchée sur son lit et se faisait tellement de soucis pour Papa qu’elle était sur le point d’en pleurer. Danny était trop petit pour comprendre certaines de ses inquiétudes où se mêlaient des appréhensions pour leur avenir matériel, la mauvaise conscience de Papa et des sentiments de culpabilité, de colère et de peur qui le dépassaient, mais le souci qui préoccupait sa mère à présent était à sa portée. Maman s’inquiétait du retard de Papa et, craignant qu’il n’ait eu une panne de voiture en montagne, elle se demandait pourquoi, si c’était ça, il n’avait pas téléphoné. Une autre appréhension, bien plus redoutable encore, la tourmentait. C’était que Papa ne soit allé Faire le Vilain. Danny savait parfaitement ce que signifiait Faire le Vilain depuis que Scotty Aaronson, son aîné de six mois, le lui avait expliqué. Scotty savait parce que son père aussi Faisait le Vilain. Un jour, lui avait dit Scotty, son papa avait envoyé sa maman sur le tapis, lui mettant un œil au beurre noir. Ils avaient fini par divorcer parce que son papa n’arrêtait pas de Faire le Vilain et, quand Danny l’avait connu, Scotty vivait avec sa mère et ne voyait son père que les week-ends. Le DIVORCE était ce que Danny redoutait le plus au monde. Dans son imagination, ce mot était toujours écrit en lettres de sang, toutes grouillantes de vipères. Si ses parents divorçaient, ils ne vivraient plus ensemble. Ils se battraient comme des chiffonniers devant le tribunal pour savoir lequel des deux le garderait et, pour finir, il lui faudrait suivre celui qui aurait gagné et il ne verrait pratiquement plus jamais l’autre. Celui qui le garderait pourrait se remarier, si ça lui chantait, avec quelqu’un qu’il ne connaîtrait même pas. Le plus terrifiant, c’était que cette idée de DIVORCE avait commencé à faire son chemin dans l’esprit de ses propres parents. Elle restait le plus souvent distante, vague et diffuse, mais au moindre prétexte elle se faisait pressante et même menaçante. Ç’avait été le cas par exemple quand Papa l’avait puni d’avoir trifouillé dans ses papiers et que le docteur avait mis son bras dans le plâtre. Danny ne se souvenait plus très bien de l’incident, mais il se souvenait parfaitement de l’idée de DIVORCE qu’il avait fait naître et de la terreur qu’elle lui avait inspirée. Cette fois-là, c’était surtout sa mère qui avait ruminé l’idée d’un DIVORCE et il avait tremblé de peur qu’elle n’arrachât ce mot au monde du silence et qu’en le prononçant elle ne lui accordât une sorte de légitimité. Depuis ce moment-là, l’idée de DIVORCE n’avait pas cessé de hanter les pensées de ses parents et il pouvait la détecter à tout instant, comme le battement de la mesure dans un air de musique tout simple. Mais il n’en déchiffrait que les grandes lignes ; dès qu’il voulait saisir l’idée dans sa complexité, elle se dérobait. Ses multiples ramifications étaient incompréhensibles pour lui en tant qu’idées, mais il pouvait les appréhender sous forme de couleurs, sentiments, états d’âme. Les idées de DIVORCE de Maman étaient liées à ce que Papa lui avait fait à son bras et à ce qui s’était passé à Stovington quand Papa avait perdu sa place. Tout ça à cause de ce George Hatfield qui s’était emporté et qui avait crevé les pneus de leur Coccinelle ! Les pensées de DIVORCE de Papa, plus complexes, étaient d’une couleur sombre, inquiétante, du violet foncé veiné de noir. Il semblait croire qu’il valait mieux pour Maman et lui qu’il s’en allât, qu’ainsi ils ne souffriraient plus. Papa, lui, était malheureux tout le temps, mais surtout quand il avait envie de Faire le Vilain. L’envie de Faire le Vilain était un autre leitmotiv dans l’esprit de Jack que Danny repérait facilement. C’était une envie presque irrésistible d’aller s’enfermer dans l’obscurité, devant un poste de télé couleur, et, tout en grignotant des cacahuètes, de se saouler jusqu’à ce que son esprit arrêtât de le tourmenter.

Mais aujourd’hui sa mère n’avait aucune raison de se faire du souci et il aurait aimé pouvoir la rassurer. La Coccinelle n’était pas tombée en panne et Papa n’était pas allé Faire le Vilain. Il n’était plus très loin maintenant, il avançait cahin-caha quelque part sur la route entre Lyons et Boulder. Il ne songeait même pas à Faire le Vilain. Il pensait à…

Danny jeta un coup d’œil furtif vers la fenêtre de la cuisine. Quelquefois, quand il se concentrait très fort, il se produisait quelque chose d’étrange. Le monde autour de lui s’effaçait et un autre monde paraissait à sa place. Une fois, peu après qu’on lui eut plâtré le bras, ça lui était arrivé à table, pendant le souper. Ses parents ne se parlaient pas beaucoup à cette époque-là ; ils pensaient beaucoup au DIVORCE. Ce soir-là, les pensées de DIVORCE s’étaient amoncelées au-dessus de la table de la cuisine comme des nuages gorgés de pluie, prêts à crever. Il en avait eu l’appétit coupé. L’idée d’avaler quelque chose alors que toutes ces idées noires de DIVORCE planaient au-dessus de lui le rendait malade. Décidé à sauver la situation, il avait mobilisé ses pouvoirs de concentration. C’était à ce moment-là qu’il avait dû perdre connaissance. Quand il était revenu à la réalité, il était étendu à terre, maculé de purée et de petits pois. Maman en sanglots le tenait dans ses bras tandis que Papa téléphonait. Surmontant sa propre peur, il avait essayé de leur expliquer qu’il n’y avait pas de quoi s’affoler, qu’il lui arrivait parfois d’avoir des étourdissements quand il se concentrait trop fort. Il avait essayé de leur parler de Tony, qu’ils appelaient son « camarade invisible ».

Son père, après plusieurs allusions à une certaine Lucie Nation, avait dit au téléphone que Danny allait mieux, mais qu’il fallait quand même que le médecin l’examine.

Après le départ du docteur, Maman lui avait fait promettre de ne plus les effrayer de la sorte et il avait donné sa parole. Lui-même avait eu peur. Avant que Tony ne paraisse — au loin comme toujours, appelant de sa petite voix flûtée — et que des images étranges ne viennent troubler sa vue, effaçant ce qu’il avait devant les yeux (la cuisine et des tranches de rôti sur une assiette bleue), Danny avait réussi, grâce à un immense effort de concentration, à sonder l’esprit de son père. Il y avait entrevu, le temps d’un éclair, un mot inconnu, incompréhensible, bien plus effrayant encore que le mot DIVORCE, le mot SUICIDE. Depuis, Danny n’avait plus croisé ce mot-là dans l’esprit de son papa et il ne tenait pas à le rencontrer. Il n’avait même pas envie de savoir exactement ce qu’il signifiait.