Elle lui jeta quelque chose et le couloir s’emplit soudain d’une pluie de confettis multicolores.
— Et ça ?
C’était un serpentin vert, décoloré par l’âge.
— Et ça ?
Elle lança en l’air un loup de soie noire pailletée qui alla atterrir sur les guirlandes de la moquette bleu de nuit.
— C’est ça, ton court-circuit, Jack ? lui hurla-t-elle au visage.
Jack battit lentement en retraite, hochant la tête lentement comme une poupée mécanique. Sur la moquette jonchée de confettis le loup fixait le plafond de son regard vide.
37.
LA PENDULE
On était au 1er décembre.
Dans le dancing de l’aile est, Danny était monté sur un grand fauteuil à joues pour pouvoir examiner de près la pendule sous globe de verre qui, flanquée de deux énormes éléphants en ivoire, trônait sur le manteau de la monumentale cheminée sculptée. Danny s’attendait presque à voir les deux éléphants foncer sur lui et essayer de l’empaler sur leurs défenses, mais ils ne bougèrent pas. Ils étaient inoffensifs. Depuis l’affaire de l’ascenseur, il en était venu à ranger en deux catégories tout ce qui se trouvait dans l’Overlook. L’ascenseur, le sous-sol, le terrain de jeux, la chambre 217 et la suite présidentielle étaient des endroits dangereux. Par contre, leur appartement, le hall et le porche étaient inoffensifs et le dancing appartenait apparemment, lui aussi, à cette deuxième catégorie.
(Les éléphants, en tout cas, ne sont pas dangereux.)
Il évitait, par prudence, les endroits dont il n’était pas sûr.
Il scruta la pendule à l’intérieur de son globe de verre. On l’avait mise sous ce globe pour protéger son mécanisme qui était entièrement à nu. Celui-ci se trouvait placé à l’intérieur d’un cercle de rails chromés et, juste au-dessous du cadran, il y avait un petit axe muni à chaque extrémité d’un engrenage. Les aiguilles de la pendule indiquaient onze heures et quart. Bien que Danny ne sût pas lire les chiffres romains, il avait pu déduire, d’après la position des aiguilles, l’heure à laquelle la pendule s’était arrêtée. Sur le support recouvert de velours, il remarqua une petite clef en argent délicatement ouvragée et que le verre convexe du globe déformait légèrement.
Danny avança les mains, saisit le globe, le souleva et le déposa à côté. Il promena un instant sur le mécanisme son index qui glissait sur les roues lisses et s’accrochait sur les roues dentées. Puis il ramassa la clef d’argent qui, trop petite pour une main d’adulte, était exactement à la mesure de la sienne. Il la glissa dans le trou au milieu du cadran et elle s’enclencha avec un petit déclic qu’il sentit plus qu’il ne l’entendit. Elle se tournait à droite, évidemment : dans le sens des aiguilles d’une montre.
Quand la clef ne voulut plus tourner, il la retira. Le tic-tac se mit en marche et les rouages commencèrent à tourner. Un grand balancier se mit à osciller et les aiguilles à avancer. En regardant attentivement, sans bouger, on pouvait voir la grande aiguille se rapprocher insensiblement de la petite aiguille qu’elle finirait par rejoindre, dans quarante-cinq minutes, sur le XII.
(Et la Mort Rouge les tenait en son pouvoir.)
Curieux de voir ce qui allait se produire, il avança de nouveau son index et poussa la grande aiguille jusqu’à la petite. Ce n’était certainement pas une pendule à coucou, mais ces rails chromés devaient bien servir à quelque chose.
Après quelques hoquets, la pendule se mit à tintinnabuler Le Beau Danube bleu, de Strauss, grâce à un rouleau de tissu perforé qui se dévidait tandis que de petits marteaux en cuivre montaient et descendaient en cadence. Deux petits personnages sortirent de derrière le cadran, en glissant sur les rails. C’étaient des danseurs, à gauche une ballerine en tutu et bas blancs, à droite un danseur en collant noir et chaussons de danse. Ils avancèrent l’un vers l’autre, les bras arqués au-dessus de leurs têtes, et se rencontrèrent au milieu, devant le numéro VI.
Sous leurs aisselles, Danny remarqua des petites rainures dans lesquelles l’axe vint s’insérer avec un nouveau déclic. Aux deux extrémités de l’axe, les roues dentelées se mirent à tourner tandis que Le Beau Danube bleu continuait de s’égrener. Les danseurs abaissèrent alors leurs bras et se saisirent l’un l’autre. Le garçon souleva sa partenaire au-dessus de sa tête et sauta en pirouettant par-dessus l’axe. Puis ils s’étendirent l’un sur l’autre. La tête du danseur disparut sous le tutu de la ballerine, la danseuse colla son visage contre le bas-ventre de son partenaire et ils se tortillèrent avec une frénésie mécanique.
Danny fit une grimace qui lui plissa le nez. Ils s’embrassaient le zizi. Ça lui donnait mal au cœur.
Puis le ballet reprit, mais avec des mouvements inversés. Le danseur redressa sa partenaire et ressauta par-dessus l’axe, puis, les bras arqués au-dessus de leurs têtes, ils s’éloignèrent l’un de l’autre, tout en échangeant des hochements de tête complices. Ils s’en retournèrent là d’où ils étaient venus et disparurent à l’instant où Le Beau Danube bleu prenait fin. La pendule se mit alors à sonner l’heure de son carillon d’argent.
(Minuit ! Minuit sonne !)
(Ôtez les masques !)
Il virevolta et faillit tomber du fauteuil. La salle de bal était vide. Par la grande fenêtre cathédrale il pouvait apercevoir les flocons d’une nouvelle chute de neige. Le grand tapis où l’or se mariait somptueusement au rouge écarlate était toujours à la même place, roulé, bien sûr, pour permettre les évolutions des danseurs et la piste était entourée de tables intimes, chacune avec ses deux chaises renversées, pieds en l’air.
Danny se retourna avec un soupir tremblant et regarda la pendule. Le balancier allait et venait avec un mouvement hypnotique. S’il gardait la tête parfaitement immobile, il pourrait voir si…
À la place du cadran il vit s’ouvrir un gouffre noir qui, grandissant à vue d’œil, engloutit d’abord la pendule puis la salle du dancing tout entière. Pris de vertige, il vacilla puis sombra à son tour dans les ténèbres qui, depuis toujours, se dissimulaient derrière ce cadran.
L’enfant s’écroula tout à coup dans le fauteuil, le corps de travers, la tête renversée en arrière, fixant d’un regard vide le haut plafond du dancing.
Il tombait, tombait dans l’abîme, sans jamais en apercevoir le fond. Tout à coup il se retrouva accroupi dans un des couloirs de l’hôtel. Il avait essayé de regagner l’escalier, mais il s’était trompé de direction et maintenant…
Ce couloir en cul-de-sac était celui qui donnait accès à la suite présidentielle. Le bruit des coups se rapprochait. Le maillet de roque fauchait l’air avec des sifflements aigus. Quand il s’abattait contre les murs, mordant l’enduit, déchirant la tapisserie de soie, il soulevait de petits panaches de poussière de plâtre.
(Viens ici, nom de Dieu ! Je t’apprendrai à me désobéir !)
Juste derrière lui, dans le cul-de-sac, quelqu’un s’appuyait nonchalamment contre le mur — une ombre ? un spectre ?
Non, ce n’était pas un fantôme mais tout simplement quelqu’un vêtu de blanc.
(Viens ici ! Viens ici, petit merdeux !)
L’homme en blanc se redressa un peu, retira la cigarette du coin de sa bouche et essuya un brin de tabac de sa lèvre inférieure charnue. Danny reconnut Hallorann bien qu’il eût son uniforme de chef cuisinier et non le costume bleu qu’il portait le jour de la fermeture.