« S’il arrive un pépin, lui avait dit Hallorann, appelle-moi. Lance-moi un grand cri comme celui qui m’a terrassé tout à l’heure. Il se pourrait que je t’entende de la Floride. Et, si je t’entends, je volerai à ton secours. Je volerai à ton secours… »
(Alors, viens à mon secours ! Viens, viens maintenant ! Oh ! Dick, j’ai besoin de toi — nous avons tous besoin de toi !)
Mais Dick Hallorann remit sa cigarette au coin de la bouche, lui tourna le dos et s’en alla nonchalamment à travers le mur.
Danny se retrouva seul.
Ce fut alors que le monstre gigantesque surgit, perçant l’ombre de ses petits yeux rouges. Il déboucha dans le cul-de-sac et lança :
(Ah ! te voilà ! Maintenant je te tiens, petit merdeux ! Je t’apprendrai à me désobéir !)
D’une démarche titubante, le corps penché en avant, le monstre fonça sur Danny en donnant de furieux coups de maillet. Danny recula en hurlant et se retrouva soudain de l’autre côté du mur. Il avait recommencé à tomber, à tournoyer dans le vide vers le fond de ce terrier de lapin qui menait non pas au pays des merveilles mais au royaume des cauchemars.
Tony, qui l’avait précédé dans sa chute, tombait aussi.
(Je ne pourrai plus venir te voir, Danny… Il ne me laisse plus t’approcher… Aucun d’eux ne me laisse plus t’approcher…)
— Tony ! cria-t-il.
Mais Tony avait disparu et Danny se trouvait à présent dans une chambre obscure. C’était la chambre à coucher de Papa et Maman. Dans la pénombre contre laquelle luttait une lumière tamisée, il put distinguer le bureau de son papa. Mais la chambre était sens dessus dessous — le monstre était déjà passé par là. L’électrophone de Maman gisait renversé sur le sol et ses disques étaient répandus sur le tapis. Le matelas était à moitié hors du lit et les tableaux avaient été arrachés des murs. Son propre lit de camp était couché sur le côté comme un chien mort. La Folle Volkswagen Violette n’était plus qu’un tas d’échardes de plastique.
La porte de la salle de bains était entrebâillée et c’était par là que filtrait la lumière. Juste derrière la porte, il aperçut une main qui pendait mollement, les doigts dégoulinants de sang. Sur le miroir de l’armoire à médicaments, le mot TROMAL s’allumait par intermittence comme une enseigne au néon.
Tout à coup, une énorme pendule sous un globe en verre parut en face du miroir. Son cadran ne portait ni aiguilles ni chiffres, mais une date en rouge : 2 DÉCEMBRE. Alors, les yeux dilatés par l’horreur, Danny put lire, reflétées sur le globe, les lettres inversées du mot TROMAL : LA MORT.
Il poussa un hurlement de terreur. La date inscrite sur le cadran de la pendule avait disparu. Le cadran lui-même avait disparu, faisant place à un gouffre noir qui s’élargissait comme un iris qui se dilate. Englouti par les ténèbres, Danny bascula dans l’abîme, la tête la première.
… Il était tombé du fauteuil.
Respirant avec difficulté, il resta étendu sur le sol du dancing.
(Et la Mort Rouge les tenait en son pouvoir !)
(Ôtez les masques ! Ôtez les masques !)
Et, derrière tous ces masques soyeux et pailletés se cachait un même visage, celui de l’inconnu qui l’avait poursuivi à travers les couloirs obscurs et dont il n’avait perçu que les yeux rougeoyants et sanguinaires.
Oh ! comme il redoutait le moment où il découvrirait l’identité de celui qui se dissimulait derrière ces masques !
(DICK !)
Il hurla ce nom avec une telle violence que sa tête en vibra.
Au-dessus de lui, la pendule qu’il avait remontée avec la petite clef d’argent continuait de marquer les minutes et les heures.
CINQUIÈME PARTIE
UNE QUESTION DE VIE OU DE MORT
38.
LA FLORIDE
Au volant de sa Cadillac, Dick Hallorann, une Lucky Strike au bec, quitta le parking du supermarché et fit lentement le tour du bâtiment. Il reconnut Masterton qui, quoique devenu copropriétaire du magasin, n’avait pas perdu pour autant la démarche traînante et le maintien humble que lui avait laissés une enfance misérable. Poussant un chariot plein de laitues, il se dirigeait vers le grand immeuble sombre.
Pressant sur un bouton de commande, Hallorann abaissa la vitre et lui cria :
— Tes avocats à cinquante cents, c’est du vol, espèce de pirate !
Masterton retourna la tête et lui fit un grand sourire qui exposa ses trois dents en or.
— S’ils ne te plaisent pas, mon pote, tu sais où tu peux te les fourrer ! lui lança-t-il à son tour.
— Ça, c’est le genre de remarque que je n’oublie jamais, mon vieux.
Masterton lui fit un bras d’honneur et Hallorann lui renvoya le compliment.
— Tu as trouvé tes concombres ? demanda Masterton.
— Oui, je les ai trouvés.
— Si tu viens demain de bonne heure, je te donnerai les plus jolies petites pommes de terre nouvelles que tu aies jamais vues.
— J’enverrai le petit, dit Hallorann. Tu viens ce soir ?
— Tu nous offres à boire ?
— Cette caisse te suffit ?
— D’accord ; j’y serai. Tu as intérêt à rentrer directement chez toi avec ta carriole de richard. Y a pas un flic d’ici à St. Pete qui ne t’ait repéré.
— Tu sais tout, toi, dit Hallorann en souriant.
— J’en sais un peu plus long que toi en tout cas.
— Qu’est-ce qu’il faut pas entendre ! Tu ne manques pas de toupet, sale négro.
— Allez, fous-moi le camp avant que je ne te balance ces laitues à la gueule.
— Vas-y donc, ce sera du rab pour moi.
Masterton fit mine d’en envoyer une. Hallorann esquiva le coup, remonta la vitre et démarra. Il se sentait en pleine forme. Depuis une demi-heure, il avait une odeur d’orange dans les narines, mais il n’y avait pas prêté une attention particulière, étant donné qu’il se trouvait dans un marché aux légumes.
Il était quatre heures trente de l’après-midi, un 1er décembre. Le vieux bonhomme Hiver avait déjà planté ses fesses, rouges d’engelures, sur la plus grande partie du pays, mais ici les hommes portaient encore des chemises à manches courtes et col ouvert et les femmes des robes légères et des shorts. Sur le thermomètre lumineux encadré d’énormes pamplemousses qui se dressait sur le toit de la First Bank of Florida clignotait le chiffre 26º. « La Floride, c’est une bien belle invention, pensa Hallorann, même avec ses moustiques et tout le reste. »
Dans le coffre de sa limousine, il avait chargé deux douzaines d’avocats, un cageot d’oranges, un autre de concombres et un troisième de pamplemousses. Trois sacs à provisions contenaient des oignons d’Espagne, le légume le plus exquis qu’un Dieu miséricordieux ait jamais donné aux hommes, des petits pois sucrés pour accompagner les entrées qui, neuf fois sur dix, revenaient sans qu’on y ait touché, ainsi qu’une courge noire Hubbard pour sa dégustation personnelle.
Si Masterton ne venait pas ce soir regarder la télé et boire son Bushmill’s, il n’en ferait pas une maladie et pourtant les visites de son ami comptaient beaucoup pour lui maintenant qu’ils n’étaient plus tellement jeunes. Depuis quelques jours Hallorann était très préoccupé par la vieillesse, la mort. Quand on approche de la soixantaine (à vrai dire, quand on l’a dépassée), il faut commencer à penser au grand départ. Ça pouvait arriver n’importe quand. Cette pensée le poursuivait depuis une semaine. Non pas qu’elle le tourmentât vraiment : tout simplement, il prenait conscience d’une loi naturelle. La mort faisait partie de la vie. Et, si l’on n’acceptait pas cette vérité-là, on ne comprendrait jamais rien à la vie. L’idée de sa propre mort est difficile à comprendre, mais elle n’est pas intolérable. Il n’aurait pas su dire au juste pourquoi il s’était mis tout à coup à ressasser tout ça.