D’ailleurs, s’il était allé chercher lui-même ces quelques provisions, ce n’était pas seulement pour revoir Masterton, mais aussi pour aller voir McIver, le jeune avocat noir qui avait loué le bureau au-dessus du Frank’s Bar and Grill. Hallorann lui avait fait part de son désir de faire son testament et lui avait demandé s’il pouvait l’y aider. L’affaire avait été rondement menée : le document avait été rédigé et signé en trois heures, ce qui prouve que même un charlatan peut se montrer expéditif à l’occasion. Plié et glissé dans une enveloppe de vélin bleu sur laquelle était écrit en lettres gothiques le mot TESTAMENT, il se trouvait actuellement dans la poche intérieure de sa veste.
Ça faisait des années qu’il remettait ce projet au lendemain et il n’aurait pas su dire pourquoi il avait choisi, pour le mettre enfin à exécution, une si belle journée ensoleillée, alors qu’il se sentait si bien, mais un sixième sens lui avait dit que le moment était propice et il avait l’habitude d’obéir à ce genre d’impulsion.
Tout à coup il fut assailli par une très forte odeur d’orange. Dans le rétroviseur, il pouvait voir ses yeux se dilater et il comprit aussitôt qu’il allait se passer quelque chose. Le coup lui fut assené avec une violence qui effaça toute autre sensation : la musique à la radio, la route devant lui, la conscience même de sa propre existence. C’était comme si quelqu’un avait posé un pistolet psychique contre sa tempe et lui avait brûlé la cervelle avec un cri.
(OH ! DICK, VIENS VITE, JE T’EN SUPPLIE !!!)
La limousine venait d’arriver à hauteur d’un break Pinto conduit par un bonhomme en salopette d’ouvrier. Voyant que la Cadillac commençait à empiéter sur sa voie, celui-ci se mit à klaxonner. Comme elle ne se redressait toujours pas, il jeta un coup d’œil vers son conducteur et découvrit derrière le volant un grand Noir, figé sur son siège comme si une décharge électrique venait de le foudroyer et qui levait vers le ciel un regard absent.
L’ouvrier freina brusquement pour éviter l’arrière fuselé de la Cadillac qui, à son étonnement indigné, passa à un cheveu du pare-chocs de sa Pinto.
Tout en klaxonnant furieusement, il déboîta alors sur sa gauche pour se porter à hauteur de la limousine dont les embardées se faisaient de plus en plus folles. Fou de rage, il se mit à invectiver Hallorann, lui suggérant de se prêter à un acte de perversion sexuelle puni par la loi et de se livrer à des rapports oraux avec divers rongeurs et oiseaux, invita tous les membres de la race noire à retourner dans leur pays d’origine et prétendit connaître la destination de l’âme d’Hallorann après sa mort ; pour finir, il déclara avoir rencontré sa mère dans une maison close de La Nouvelle-Orléans.
Puis il dépassa la Cadillac et, une fois hors de sa portée, s’aperçut qu’il avait pissé dans son pantalon.
L’appel revenait sans cesse.
(VIENS, DICK, JE T’EN PRIE, VIENS !)
Mais il faiblissait de plus en plus, comme une émission de radio à la limite de sa portée. Hallorann finit par reprendre ses esprits et se rendit compte qu’il roulait sur l’épaulement du bas-côté à plus de quatre-vingts kilomètres à l’heure. Il redressa la voiture, mais les roues arrière continuèrent à chasser tant qu’elles ne furent pas sur la chaussée.
Il regarda ses bras. Malgré la chaleur du soleil, il avait la chair de poule. Il se souvenait avoir dit à l’enfant de l’appeler en cas de besoin, et c’est ce qu’il venait de faire.
Il se demanda comment il avait pu laisser cet enfant là-haut, sachant combien son don le rendait vulnérable. Il avait sûrement eu des ennuis. Peut-être des ennuis très graves.
Quand Hallorann rentra, le manager de l’hôtel, un certain Queems, était en train de téléphoner à son bookmaker. Il voulait parier à la course à quatre chevaux de Rockaway. Non, les autres courses ne l’intéressaient pas. Mais sur celle-là il miserait six cents dollars tout rond. Et le dimanche il parierait sur les Jets. Queems raccrocha et, à voir son air maussade, Hallorann se dit qu’il commençait à comprendre comment, tout en gagnant cinquante mille dollars par an avec cet hôtel de villégiature, il pouvait en être réduit à porter des pantalons élimés.
— Vous avez des ennuis, Dick ?
— Oui, Mr Queems, plutôt. J’aurais besoin de m’absenter pour trois jours.
— Vous n’êtes pas le seul, dit-il. Mais qu’est-ce qui se passe ?
— J’ai besoin de trois jours, répéta Hallorann. C’est pour mon fils.
Le regard de Queems se posa sur la main gauche de Hallorann qui ne portait pas d’alliance.
— Je suis divorcé depuis 1964, expliqua patiemment Hallorann.
— Dick, vous savez ce qu’il en est. Comme tous les week-ends, nous allons être débordés. Tout est déjà pris, même les chambres de bonne, et toutes les tables de la Florida Room sont déjà retenues pour le dimanche soir. Je suis prêt à vous donner ma montre, mon portefeuille, et ma retraite. Bon sang, vous pouvez même vous taper ma femme si vous aimez les planches à pain. Mais, je vous en supplie, ne me demandez pas un congé. Qu’est-ce qui vous arrive ? Votre fils est malade ?
— Oui, monsieur, répondit Hallorann, essayant de se mettre dans la peau de l’esclave qui, dans les vieux films, roule des yeux et triture son chapeau de toile en suppliant son maître de lui accorder une faveur. Il est blessé. Un coup de fusil.
— Un coup de fusil ! s’exclama Queems.
— Oui, monsieur, dit Hallorann d’un air solennel.
— Un accident de chasse ?
— Non, monsieur, dit Hallorann, donnant à sa voix des accents plus graves, plus pathétiques. Jana vit avec un camionneur et c’est lui qui a tiré sur mon fils. On l’a emmené à l’hôpital de Denver, dans le Colorado, et son état est critique.
— Et comment diable l’avez-vous appris ? Je croyais que vous étiez parti faire le marché.
— C’est exact, monsieur.
Sur le chemin du retour, Hallorann s’était arrêté à la poste pour téléphoner chez Avis à l’aéroport Stapleton et leur demander de lui réserver une voiture de location. Il en avait profité pour ramasser une formule de télégramme qu’il sortait maintenant, toute froissée, de sa poche et qu’il brandissait devant les yeux injectés de sang de Queems. Puis il la remit dans sa poche en renchérissant d’une voix encore plus poignante :
— C’est Jana qui l’a envoyé. Je l’ai trouvé dans ma boîte aux lettres en arrivant.
— Seigneur Jésus ! s’exclama Queems.
Il avait pris une mine de circonstance qu’Hallorann connaissait bien et qui exprimait la compassion de commande qu’un Blanc tel que Queems, qui se flattait d’avoir des rapports corrects avec les Noirs, croyait bon d’afficher pour leurs malheurs, fussent-ils mythiques.
— Bon, d’accord, vous pouvez y aller, dit Queems. Baedecker prendra la relève pendant trois jours. Le plongeur lui donnera un coup de main.