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Hallorann hocha la tête et prit un air consterné, bien que la pensée du plongeur en train d’aider Baedecker l’amusât énormément. Même dans ses meilleurs jours, le plongeur était de ceux qui ne savent même pas pisser sans en mettre partout. Si on le bombardait aide-cuisinier, Dieu seul savait de quoi il serait capable.

— Je tiens à vous rembourser les jours que j’aurai manqués, poursuivit Hallorann. Je sais que je vous mets dans une situation très difficile, Mr Queems.

Le visage de Queems se contracta encore davantage. Il avait l’air de quelqu’un qui vient d’avaler une arête de poisson.

— Nous reparlerons de cela plus tard. Allez faire vos valises. Je parlerai à Baedecker. Voulez-vous que je vous réserve une place d’avion ?

— Non, merci, monsieur, je le ferai moi-même.

Ils se serrèrent la main par-dessus le bureau.

Hallorann eut toutes les peines du monde à garder son sérieux tant qu’il ne fut pas arrivé au quartier général des employés. Là il s’esclaffa jusqu’à pleurer de rire. Il s’essuyait les yeux quand il sentit à nouveau le parfum d’orange, si fort cette fois-ci qu’il en fut incommodé. Un nouvel appel fulgurant l’atteignit en plein cerveau et le projeta en arrière contre le mur de stuc rose.

(S’IL TE PLAÎT DICK, VIENS VITE !)

Il mit un moment à reprendre ses esprits, puis, dès qu’il s’en sentit la force, il grimpa l’escalier extérieur qui montait à son appartement. Quand il se baissa pour prendre la clef qu’il cachait sous le paillasson de roseaux tressés, quelque chose tomba de la poche de sa veste et heurta avec un bruit mat les lattes du parquet. Encore sous le choc du message qu’il venait de recevoir, il resta un moment sans comprendre ce que contenait cette enveloppe bleue.

Quand il la ramassa, le lacis arachnéen du mot TESTAMENT lui sauta aux yeux.

Oh ! mon Dieu, c’est donc ça qui m’attend ?

Il n’en savait rien au juste, mais ce n’était pas impossible. Depuis une semaine, la pensée de sa propre disparition le hantait comme — eh bien — comme une…

Vas-y, dis-le !

Eh bien, comme une prémonition.

La mort ? Dans un éclair, il crut saisir le sens de sa vie, non pas sa chronologie, ni les hauts ni les bas, mais ce qu’elle représentait pour lui maintenant. Martin Luther King, peu avant qu’une balle ne l’expédiât dans sa tombe de martyr, avait dit qu’il était parvenu au sommet de la montagne. Dick ne pouvait pas en dire autant, mais il avait tout de même atteint, après des années de lutte, un plateau ensoleillé. Il avait de bons amis et toutes les références qu’il fallait pour trouver du boulot quand il le voulait. Quand il avait envie de baiser, il savait où aller. C’était à la bonne franquette, sans qu’on lui pose de questions et sans qu’on se casse la nénette pour savoir ce que tout ça voulait dire. Il avait accepté sa peau noire et il en était heureux. Il avait plus de soixante ans et il pouvait enfin se laisser vivre.

Allait-il risquer de mettre fin à tout ça pour sauver trois Blancs qu’il ne connaissait même pas ?

Mais ce n’était pas tout à fait vrai, du moins pas en ce qui concernait l’enfant. Il y avait eu d’emblée entre eux une complicité profonde, celle de très vieux amis. Ils s’étaient compris instinctivement parce que, sans l’avoir voulu, ni rien fait pour cela, ils possédaient tous deux ce don qui leur permettait de voir clair là où les autres voyaient trouble ou ne voyaient pas du tout. Ils avaient une sorte de phare dans la tête.

Non, le phare, c’est lui qui l’a. Toi, tu n’as qu’une torche électrique.

Et, maintenant qu’il sentait l’enfant en danger, il ne pouvait pas lui tourner le dos. Le fait qu’il fût blanc n’y changeait rien. Quand ils avaient bavardé ensemble, sans avoir recours à la parole, la différence de couleur n’avait pas compté. Alors il irait dans le Colorado et il ferait tout ce qu’il pourrait pour sauver l’enfant, car, sinon, il savait qu’il mourrait et qu’il le sentirait mourir dans sa tête.

Il boirait la coupe jusqu’à la lie, mais, comme il n’avait rien d’un surhomme, il ne put s’empêcher de la trouver amère.

(Elle s’était levée et s’était mise à le poursuivre.)

Il était en train de jeter pêle-mêle des vêtements de rechange dans son sac de voyage quand le vieux souvenir resurgit, le clouant sur place comme il le faisait toujours. Aussi essayait-il d’y penser le moins possible.

La femme de ménage, Dolores Vickery, dans un état hystérique, en avait parlé aux autres femmes de ménage et, pis encore, à des clients. Quand Ullman l’avait appris — et cette idiote aurait dû prévoir qu’il l’apprendrait tôt ou tard — il l’avait mise à la porte sur-le-champ. En larmes, elle était venue trouver Hallorann, bouleversée non pas tant par la perte de son job, mais par l’horreur de ce qu’elle avait vu dans cette chambre du deuxième étage.

Le soir même, il avait subtilisé le passe-partout et il était monté voir. Si jamais Ullman l’avait surpris dans la chambre, la clef à la main, il se serait retrouvé le lendemain avec Dolores au bureau des allocations de chômage.

Il avait trouvé le rideau de douche tendu devant la baignoire. Il avait eu une prémonition de ce qu’il allait découvrir s’il le tirait, mais il l’avait quand même tiré. Mrs Massey, ballonnée et violette, gisait dans la baignoire à moitié pleine. Le cœur palpitant, la gorge serrée, il l’avait longuement regardée. Il avait déjà remarqué d’autres phénomènes inquiétants à l’Overlook, il y faisait souvent le même mauvais rêve : il y avait un bal masqué et lui, en tant que chef cuisinier, était de service au dancing. Quand les invités avaient enlevé leurs masques, ils avaient dévoilé des faciès d’insectes pourrissants. Il y avait eu aussi les buis. Par deux fois — et peut-être trois — il les avait vus (ou cru les voir) bouger. Le chien, qui jusque-là faisait le beau, lui avait semblé changer de posture et se ramasser pour bondir, et il avait cru voir les lions s’approcher du terrain de jeux comme pour attaquer les gosses qui s’y amusaient.

À sa montre, il était dix-sept heures trente. Au moment de quitter son appartement, il se souvint qu’on était déjà en plein hiver dans le Colorado, surtout là-haut dans la montagne, et il retourna vers son placard. Il tira de sa housse en plastique son long pardessus doublé de peau de mouton et le jeta sur son bras. C’était le seul vêtement d’hiver qu’il possédait. Il éteignit les lumières et jeta un coup d’œil autour de lui. N’avait-il rien oublié ? Si. Il retira le testament de sa poche de sa veste et le glissa dans le cadre du miroir. Avec un peu de chance, il reviendrait le chercher.

Oui, avec un peu de chance.

Il quitta l’appartement, ferma la porte derrière lui et posa la clef sous le paillasson, puis dévala l’escalier extérieur pour rejoindre sa Cadillac décapotable.

À mi-chemin de l’aéroport international de Miami, il s’arrêta dans la blanchisserie automatique d’un centre commercial et appela United Air Lines. Là, loin du standard où Queems et ses mouchards auraient pu l’écouter, il se renseigna sur les vols vers Denver.

Il y en avait un à dix-huit heures trente-six. Est-ce que Mr Hallorann pouvait être à l’aéroport à temps pour le décollage ?

Hallorann jeta un coup d’œil à sa montre qui marquait dix-huit heures deux, et répondit qu’il pouvait arriver à temps. Y avait-il encore des places sur ce vol ?