Je vais voir.
Il y eut dans l’écouteur un déclic métallique suivi d’une musique sirupeuse de Montavani qui était censée rendre l’attente plus supportable, mais qui n’en fit rien.
Une minute s’écoula, puis deux. Il était sur le point de partir sans attendre la réponse et de tenter sa chance, quand la voix chuchotante de la demoiselle des réservations l’informa qu’il y avait une place annulée, mais que c’était en première. Ça ne faisait rien ?
Non, il la prenait.
Est-ce qu’il payait en liquide ou avec une carte de crédit ?
En liquide, ma mignonne, en liquide. Il faut que je parte tout de suite.
Et son nom, c’était… ?
Hallorann, avec deux l et deux n. À tout de suite.
Il faillit arriver à l’heure.
Il avait poussé la limousine jusqu’à cent vingt kilomètres à l’heure et l’aéroport était déjà en vue quand un des plus beaux spécimens de la flicaille floridienne l’obligea à se ranger sur le bas-côté.
Hallorann abaissa la vitre automatique, mais à peine avait-il ouvert la bouche pour s’expliquer que déjà le flic feuilletait son carnet de procès-verbaux.
— Je sais, lui dit-il avec un air de commisération. C’est un enterrement à Cleveland. Celui de votre père. Ou un mariage à Seattle, celui de votre sœur. Ou encore un incendie à San José qui a brûlé la confiserie de votre grand-père. J’adore cette route juste devant l’aéroport. Déjà, à l’école, j’adorais écouter les histoires.
— Écoutez, monsieur l’agent, mon fils est…
— La seule chose que je n’arrive jamais à deviner avant la fin de l’histoire, dit l’agent qui avait trouvé la bonne page dans son carnet, c’est le numéro de permis de conduire du contrevenant et les renseignements qui se trouvent sur sa carte grise. Alors, soyez gentil, montrez-les-moi.
Hallorann sonda le regard placide de ces yeux bleus, se demandant s’il devait quand même raconter l’histoire de son fils blessé à l’hôpital, mais préféra se taire, de peur que ce récit n’aggravât son cas. Ce flic n’était pas un Queems. Il tira donc son portefeuille de sa poche.
— Bravo, dit le flic. Voudriez-vous avoir l’amabilité de me montrer ces papiers ? Il faut simplement que je mette le point final à votre histoire.
Sans desserrer les dents, Hallorann sortit son permis de conduire et sa carte grise et les tendit à l’agent.
— C’est très bien. C’est tellement bien que vous allez gagner un prix.
— Un prix ? demanda Hallorann, reprenant espoir.
— Quand j’aurai fini de noter vos numéros, je vais vous donner un petit ballon à gonfler pour moi.
— Sainte Vierge, ayez pitié de nous ! gémit Hallorann. Mais, monsieur l’agent, mon vol…
— Chut, dit l’agent. Soyez sage.
Hallorann ferma les yeux.
Il arriva au bureau d’United Air Lines à dix-huit heures quarante-neuf, caressant encore l’espoir que le décollage avait été retardé pour une raison quelconque. Mais il n’eut même pas besoin de demander à l’employé ; le tableau indicateur des départs au-dessus de la porte le mit tout de suite au courant. Le vol 901 pour Denver, prévu pour dix-huit heures trente-six, avait décollé à dix-huit heures quarante. Il l’avait manqué de neuf minutes.
— Oh ! merde ! dit Dick Hallorann.
Subitement une nouvelle bouffée du parfum d’orange, entêtant, écœurant, le submergea. Il eut tout juste le temps de gagner les toilettes avant que le nouvel appel ne fît résonner sa tête :
(VIENS, JE T’EN SUPPLIE, DICK, VIENS !!!)
39.
SUR L’ESCALIER
Il était sept heures et quart (heure de la montagne), quand Wendy trouva Danny assis sur l’escalier, entre le hall et le premier étage. Il jouait avec une balle qu’il faisait sauter d’une main dans l’autre, tout en fredonnant d’une voix monocorde une chanson d’Eddie Cochran.
— Je me tape l’escalier jusqu’au premier, puis du second au troisième et du troisième au quatrième, chantait Danny, jusqu’au cinquième, au sixième, au septième… et quand j’arrive sous les toits, je suis trop crevé pour danser le rock…
Elle vint s’asseoir derrière lui et remarqua alors que sa lèvre inférieure était tuméfiée et qu’il avait du sang séché sur le menton. Son cœur bondit dans sa poitrine, mais elle s’efforça de lui parler d’une voix calme.
— Que s’est-il passé, prof ? demanda-t-elle, certaine déjà de connaître la réponse.
Jack l’avait frappé. C’était évident. Ça devait arriver : c’était ça, le progrès ; la roue tournait jusqu’à ce que l’on se retrouve au point de départ.
— J’ai appelé Tony, dit Danny. Dans le dancing. J’ai dû tomber du fauteuil. Ça ne me fait plus mal. C’est seulement comme si j’avais une lèvre trop grosse.
— C’est bien la vérité ? demanda-t-elle en le scrutant d’un air inquiet.
— Oui, ce n’est pas Papa qui l’a fait, répondit-il. Pas cette fois-ci.
Elle le regardait lancer la balle d’une main dans l’autre et se sentait gagnée par un malaise indéfinissable. Il avait lu ses pensées, encore une fois.
— Qu’est-ce que Tony t’a dit, Danny ?
— Qu’est-ce que ça peut faire ?
Son expression fermée et sa voix indifférente lui faisaient froid dans le dos.
— Danny !
Elle lui saisit l’épaule, plus fort qu’elle ne l’aurait voulu, mais il ne réagit pas et n’essaya même pas de se dégager.
« Nous sommes en train d’abîmer cet enfant. Pas seulement Jack et moi, mais le père de Jack et ma mère aussi. Pourquoi ne viendraient-ils pas y ajouter leur grain de sel ? L’Overlook regorge tellement de fantômes déjà qu’un de plus ou de moins… Oh ! Seigneur, il me fait penser à ces valises que l’on montre dans les réclames, écrasées sous des voitures, jetées d’un avion, passées au laminoir. Ou à une de ces montres Timex indestructibles qui continuent à marcher quoi qu’on leur fasse. Oh ! Danny, tu me brises le cœur. »
— Ça ne fait rien, reprit-il. (La balle sautait d’une main dans l’autre.) Tony ne pourra plus venir. Ils ne le permettront pas. Il est vaincu.
— Qui ne le laissera pas revenir ?
— Les gens de l’hôtel, dit-il.
Il leva sur elle un regard où l’indifférence de tout à l’heure avait fait place à la terreur.
— Danny, arrête…, ne te tourmente pas ainsi.
— Ils veulent s’emparer de Papa, expliqua Danny. Et de toi aussi. L’hôtel veut nous prendre tous. Ils trichent avec Papa, ils lui font croire que c’est lui qui les intéresse, alors qu’en fait c’est moi. Mais ils nous auront tous les trois.
— Si seulement le scooter…
— Ils l’ont empêché de le remettre en état de marche, dit Danny avec la même voix éteinte. Ils l’ont obligé à jeter une de ses pièces très loin dans la neige. Je le sais parce que je l’ai rêvé. Et il sait qu’il y a vraiment une femme dans la chambre 217. (Il la fixa de ses yeux sombres.) Ça ne fait rien si tu ne me crois pas.
Elle glissa son bras autour de lui.
— Je te crois. Danny, dis-moi la vérité. Est-ce que ton papa… Est-ce qu’il va essayer de nous faire du mal ?
— Ils vont l’y pousser, répondit Danny. Je lance des appels à Mr Hallorann. Il m’avait dit que si j’avais besoin de lui, je n’avais qu’à l’appeler. Et c’est ce que je fais. Mais c’est très dur et ça me fatigue. Le pire, c’est que je ne sais pas s’il m’entend ou pas. Je ne pense pas qu’il puisse m’appeler de son côté parce que c’est trop loin pour lui. C’est peut-être même trop loin pour moi. Demain…