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Sous l’effet de la peur ses mains étaient devenues moites de sueur et elles glissèrent sur la manette. Alors il agrippa solidement ses doigts aux rayons et la fit tourner une fois, deux fois, trois fois. Un énorme jet de vapeur jaillit de la chaudière comme le souffle d’un dragon. Jack fut enveloppé d’une brume tiède et tropicale qui montait des entrailles du mastodonte. Il ne distinguait plus le cadran et crut avoir trop attendu ; les grognements et les craquements de la chaudière redoublèrent, suivis de borborygmes caverneux et de gémissements de métal tendu à craquer.

Quand la vapeur se dissipa, il vit que la pression était tombée à deux cents et qu’elle continuait de baisser. Les jets de vapeur qui s’échappaient des joints des réparations perdaient de leur force et le tintamarre se calmait peu à peu.

Cent quatre-vingt-dix…, cent quatre-vingts…, cent soixante-quinze…

Tremblant, la respiration oppressée, il s’éloigna de la chaudière et regarda ses mains. Des cloques s’étaient déjà formées sur ses paumes. Au diable les cloques, pensa-t-il avec un rire mal assuré. Il avait failli mourir, la main sur la manette, comme Casey le conducteur de train dans la chanson La Mort de la vieille 97. Pis encore, il avait failli laisser exploser l’Overlook. Ç’aurait été son ultime échec mais aussi le plus retentissant. Il avait échoué comme enseignant, comme écrivain, comme mari et comme père. Il n’avait même pas réussi à devenir un ivrogne. Mais, en matière d’échec, il était difficile d’imaginer un plus bel exploit que celui-là : faire exploser l’hôtel dont on vous a confié la garde.

Il avait finalement réussi à sauver l’hôtel. Ça valait bien un petit verre, non ? Il tira son mouchoir de sa poche arrière et se dirigea vers l’escalier en s’essuyant la bouche. Un petit remontant. Rien qu’un seul, pour alléger sa souffrance.

Il avait bien servi l’Overlook et maintenant l’Overlook allait le récompenser, c’était évident. Il monta l’escalier d’un pas vif et alerte, comme un soldat pressé de rentrer chez lui après une longue et dure bataille. Il était cinq heures vingt du matin.

41.

L’AUBE

Danny se réveilla en sursaut avec l’impression d’étouffer. Il venait de faire un affreux cauchemar : un incendie avait dévoré l’Overlook. Sa maman et lui l’avaient regardé flamber depuis la pelouse.

Maman avait dit : « Regarde, Danny, regarde les buis. »

Il les avait regardés : ils étaient tous morts. Leur feuillage roussi laissait paraître par endroits, comme des squelettes à moitié décharnés, des touffes compactes de petites branches. Une torche vivante s’était ruée dehors par la porte d’entrée. C’était son père, les vêtements en flammes, ses cheveux flambant comme un buisson ardent, la peau déjà bronzée par un hâle sinistre.

C’est alors que, la gorge serrée par l’angoisse, ses mains cramponnées aux couvertures, Danny s’était réveillé. Avait-il crié ? Il jeta un coup d’œil vers sa mère. Couverte jusqu’au menton, Wendy était couchée sur le côté, et une mèche de cheveux couleur de paille barrait sa joue. Elle ressemblait elle-même à un enfant. Non, il n’avait pas crié.

Couché dans son lit, le nez pointé vers le plafond, il attendit que le cauchemar se dissipe. Il avait le sentiment curieux qu’une immense tragédie venait d’être évitée de justesse. Était-ce un incendie, une explosion ? Il laissa partir son esprit à la recherche de son père et le localisa dans le hall. Il essaya de pénétrer un peu plus avant dans ses pensées et devina qu’il avait de nouveau envie de faire le Vilain. Jack était en train de se dire que

(Un verre ou deux, ça ne ferait pas de mal, qu’est-ce que ça peut foutre que ce ne soit pas l’heure du cocktail, tu te souviens Al, de ce que nous disions, qu’à chaque instant le soleil est en train de se coucher quelque part et que par conséquent c’est toujours l’heure de s’envoyer un gin-tonic, un bourbon avec un soupçon de Bitters, un scotch avec du soda ou un rhum arrosé de coca-cola, tout ça est kif-kif, alors un verre pour toi et un autre pour ma pomme et trinquons aux martiens qui ont déjà atterri quelque part dans le monde, à Princeton, à Houston ou à Stokely-sur-Carmichael, je m’en fous, après tout, c’est la saison des fêtes, bien qu’ici on ne s’en aperçoive guère…)

(ARRÊTE DE LIRE SES PENSÉES, PETIT MORVEUX !)

Cette semonce mentale lui donna la chair de poule et il s’agrippa plus désespérément encore aux couvertures. Ce n’était pas son père, mais c’était une imitation habile de la voix rauque, brutale et sarcastique qu’il avait quand il avait bu.

Ils étaient donc déjà là ?

Il rejeta les couvertures et posa les pieds à terre. De la pointe du pied, il ramena ses pantoufles de dessous le lit et les enfila. Puis il gagna la porte, ses pieds effleurant la moquette dans un bruissement sourd. À peine avait-il atteint le couloir principal qu’il aperçut, au milieu, un homme accroupi à quatre pattes.

Danny s’arrêta net, pétrifié.

L’homme le fixa de ses petits yeux rouges. Il était déguisé en chien dans une combinaison en étoffe d’argent pailletée avec une fermeture éclair le long du dos et une longue queue flasque terminée par un pompon. Près de lui, à terre, gisait la tête de l’animal avec deux trous pour les yeux et une gueule grande ouverte aux crocs de papier mâché à travers laquelle on apercevait les festons noirs de la moquette bleu de nuit.

L’homme-chien avait la bouche, le menton et les joues tout barbouillés de sang.

Il se mit à grogner. Il avait beau sourire à Danny, ses grognements gutturaux avaient quelque chose de terrifiant. Puis ce furent de véritables aboiements et Danny remarqua que ses dents aussi étaient rouges de sang.

— Laissez-moi passer, dit Danny.

— Je vais te manger, mon petit bonhomme, répondit l’homme-chien, et il aboya de plus belle.

C’étaient des imitations d’aboiements, mais leur férocité n’était pas feinte.

Danny eut un mouvement de recul, mais ne s’enfuit pas.

— Laissez-moi passer.

— Je vais te manger, mon enfant, en commençant par tes petites couilles dodues.

Faisant des bonds folâtres et montrant les dents, il s’avança vers Danny.

Les nerfs de Danny craquèrent et il détala le long du petit couloir qui menait vers leur appartement, laissant derrière lui un déchaînement de hurlements, d’aboiements, de grognements, entrecoupés de paroles confuses et d’éclats de rire. À mi-chemin de leur porte, Danny s’arrêta, tout frissonnant de peur, et tendit l’oreille. L’homme-chien s’en allait par le couloir principal et, complètement ivre, hurlait d’une voix désespérée :

— Vas-y, bande ! Harry, espèce de salope, je te dis de bander ! Je me fous pas mal de tes casinos, de tes compagnies d’aviation et de tes compagnies de cinéma ! Ça ne m’impressionne pas ! Je connais le véritable Horace Derwent, je le connais bien. Je te dis de bander !

Le cœur battant, Danny gagna à pas lents la porte de la chambre au bout du couloir, l’entrebâilla et passa la tête. Sa maman dormait toujours et n’avait pas bougé. Il était le seul à entendre les vociférations de l’homme-chien.

Il referma doucement la porte et s’en revint au croisement du petit couloir et du grand, espérant que l’homme-chien aurait disparu comme avait disparu la tache de sang sur les murs de la suite présidentielle. Arrivé à l’angle, il risqua un coup d’œil furtif dans le couloir principal.