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— Non, pas du tout, s’écria vivement Staunton, prenant la mouche à son tour.

À entendre cette voix furieuse, Hallorann se sentit soulagé. Pour la première fois, il eut l’impression d’avoir un homme et non pas un disque à l’autre bout du fil.

— Je suis seul, ici, monsieur. Tous les autres gardes forestiers, sans compter les gardes-chasse et les volontaires, sont à Hasty-Notch en train de risquer leurs vies pour sauver trois couillons qui se sont imaginé qu’avec six mois d’entraînement ils pouvaient s’attaquer à la face nord du King’s Ram. Ils sont coincés à mi-chemin, et il y a une chance sur deux qu’ils y restent. Alors, si vous n’avez toujours pas compris, je vais vous faire un dessin. Primo, je n’ai personne à envoyer à l’Overlook. Secundo, ce qui se passe à l’Overlook n’est vraiment pas de notre ressort — nous sommes là d’abord pour le parc national. Tertio, d’ici l’aube, d’après le bureau météorologique national, un blizzard carabiné va nous tomber dessus, et aucun de nos hélicoptères ne pourra décoller. Alors, vous avez pigé ?

— Ouais, dit Hallorann à voix basse. J’ai pigé.

— Quant à savoir pourquoi je n’ai pas eu de réponse à mon appel radio, je pense que l’explication est toute simple. Je ne sais pas l’heure qu’il est là où vous vous trouvez, mais, ici, il est neuf heures et demie du soir. Il est raisonnable de penser qu’ils ont débranché leur poste et qu’ils sont allés se coucher. Mais si vous voulez…

— Bonne chance avec vos alpinistes, dit Hallorann. Mais dites-vous bien qu’ils ne sont pas les seuls là-haut à risquer leur vie par imprudence.

Et il raccrocha.

À sept heures vingt, le 747 de la TWA sortit à reculons de son hangar et roula lourdement vers sa piste d’envol. Hallorann laissa échapper un long soupir. Quant à Carlton Vecker, il ne lui restait plus qu’à se ronger les sangs.

Le vol 196 décolla à sept heures vingt-huit et à sept heures trente et une, alors que l’avion prenait de l’altitude, un nouveau S.O.S. retentit dans la tête de Dick Hallorann. Pour lutter contre l’odeur d’orange, il enfonçait la tête dans les épaules, mais il n’arrivait pas à maîtriser les spasmes qui l’agitaient. Il avait le front plissé et la bouche tordue en une grimace de douleur.

(DICK, JE T’EN PRIE, VIENS VITE, NOUS AVONS DE GROS ENNUIS, NOUS AVONS BESOIN DE)

Puis ce fut tout. Ça c’était arrêté subitement cette fois-ci au lieu de s’éteindre progressivement. La communication avait été brutalement coupée, comme par un couteau. Il en fut atterré. Ses mains, agrippées aux accoudoirs, avaient presque blanchi. Il avait la bouche sèche. Quelque chose était arrivé à l’enfant, il en était sûr. Si quelqu’un lui avait fait du mal !

— Vous réagissez toujours aussi violemment aux décollages ?

Il tourna la tête de côté. C’était la femme aux lunettes en écaille.

— Ça n’a rien à voir, dit Hallorann. C’est une plaque d’acier que j’ai dans la tête, depuis la guerre de Corée. De temps en temps, elle se rappelle à mon bon souvenir.

— Ah oui ? Ah ! ces interventions militaires à l’étranger ! C’est toujours le simple soldat qui trinque ! dit-elle avec flamme.

— C’est vrai, madame.

— Il faut que notre pays renonce enfin à ces sales petites guerres que nous ne cessons de faire depuis le début du siècle, et qui sont toujours fomentées par la C.I.A. ou la diplomatie du dollar.

Elle rouvrit son livre et se remit à lire. Le signal INTERDIT DE FUMER s’éteignit. Hallorann regardait s’éloigner la terre et se demandait si rien de grave n’était arrivé à l’enfant. Il avait conçu pour lui une grande affection. Ses parents pourtant ne paraissaient guère sortir de l’ordinaire.

Pourvu qu’ils aient bien pris soin de lui !

43.

LA TOURNÉE DE L’HÔTEL

Dans la salle à manger, devant la porte à double battant du Colorado Bar, Jack, la tête inclinée, tendit l’oreille. Sur ses lèvres se dessinait un sourire.

Autour de lui, l’Overlook commençait à s’animer.

Il aurait eu du mal à dire comment il le savait, mais il supposait que c’était grâce à une de ces perceptions qui venaient si souvent éclairer la lanterne de Danny. Tel père, tel fils, disait le dicton populaire.

C’était une perception qui, sans faire appel ni à la vue ni à l’ouïe, restait très proche d’elles, comme si elle n’en était séparée que par une fine pellicule presque imperceptible. Un autre Overlook, caché sous l’apparence des choses, affleurait peu à peu et venait faire concurrence au monde réel — si toutefois il existait un monde réel, se dit Jack. Cela lui rappelait les films en trois dimensions de son enfance. Si vous regardiez l’écran sans les lunettes spéciales, vous n’aperceviez qu’une image double — exactement l’impression qu’il avait maintenant. Mais, quand vous mettiez les lunettes, alors tout prenait un sens.

Toutes les époques de l’hôtel semblaient avoir fusionné pour ne plus faire qu’une seule. Il n’y manquait que l’actuelle, celle des Torrance, mais très bientôt celle-là aussi viendrait rejoindre les autres. Et il s’en félicitait, c’était une excellente chose. Il pouvait les entendre, les beaux étrangers. Il commençait à prendre conscience d’eux comme ils avaient dû prendre conscience de lui à son arrivée.

Toutes les chambres de l’Overlook étaient occupées ce matin.

L’hôtel était au grand complet.

Il poussa la porte à double battant et pénétra dans le Colorado Bar.

— Salut, les gars, dit Jack Torrance à voix basse. Je m’étais absenté quelque temps, mais me voilà de retour.

— Bonsoir, Mr Torrance, dit Lloyd, sincèrement ravi. Je suis content de vous revoir.

— Et moi je suis content d’être là, répondit gravement Jack, enfourchant l’un des tabourets entre un homme habillé d’un complet veston bleu vif et une femme en robe du soir noire qui sondait, d’un regard brouillé, les profondeurs de son Bloody Mary.

— Que prenez-vous, Mr Torrance ?

— Un martini, dit-il au comble de la joie.

Il inspecta les étagères qui tapissaient le mur du bar et sur lesquelles s’alignaient des rangées de bouteilles qui luisaient doucement dans la pénombre, couronnées par l’éclat argenté de leurs bouchons-pression. Jim Beams. Wild Turkey. Gilby’s Sharrod’s. Private Label. Toro. Seagram’s.

— Un grand martien, s’il vous plaît, dit-il. Ils sont en train d’atterrir quelque part dans le monde, Lloyd.

Il tira son portefeuille et posa un billet de vingt dollars sur le comptoir.

Pendant que Lloyd lui préparait son cocktail, Jack jeta un regard par-dessus son épaule. Tous les boxes étaient occupés et certains des invités étaient déguisés… Il y avait une femme travestie en esclave de harem avec un pantalon bouffant transparent et un soutien-gorge étincelant de strass, un homme en frac avec une tête de renard, et un autre, déguisé en chien, qui, pour la plus grande joie de l’assistance, chatouillait le nez d’une femme en pagne avec le pompon du bout de sa longue queue.

— C’est gratuit pour vous, Mr Torrance, affirma Lloyd, posant le verre sur le billet de vingt dollars. On ne veut pas de votre argent ici. C’est l’ordre du patron.