Mais il aimait se concentrer parce que quelquefois Tony venait. Le plus souvent, il ne se passait rien ; sa vue se brouillait, la tête lui tournait et ça s’arrêtait là. Mais, d’autres fois, Tony paraissait à la lisière de son champ de vision, lui faisait signe de venir et l’appelait de sa voix lointaine.
C’était arrivé deux fois depuis qu’ils étaient à Boulder, et il se rappelait la surprise et le plaisir qu’il avait ressentis en voyant que Tony avait fait tout ce chemin depuis le Vermont pour le rejoindre. Ses amis ne l’avaient pas tous laissé tomber.
La première fois, ça s’était passé dans la cour, derrière la maison. Tony était apparu et lui avait fait signe de venir. Mais le noir l’avait aussitôt englouti et quelques instants plus tard il était revenu à lui. Il ne gardait de cette rencontre que quelques souvenirs fragmentaires et brouillés comme ceux d’un rêve. Mais, il y avait deux semaines, Tony avait réapparu dans une cour voisine et, comme d’habitude, lui avait fait signe de venir : « Danny…, viens voir… » Danny avait eu l’impression de s’être levé pour aller voir, puis d’être tombé, comme Alice au pays des merveilles, au fond d’un trou profond. Il s’était retrouvé dans le sous-sol de l’appartement ; là, dans la pénombre, Tony lui avait montré une grande malle où son papa conservait tous ses papiers importants, et notamment LA PIÈCE.
— Tu vois ? avait demandé Tony de sa voix lointaine et musicale. Elle est là, sous l’escalier. C’est là que les déménageurs l’ont entreposée.
Croyant faire un pas en avant pour mieux voir, Danny était tombé de la balançoire qu’en fait il n’avait pas quittée pendant tout l’entretien avec Tony. Il en avait eu le souffle coupé.
Trois ou quatre jours plus tard, il avait entendu un grand remue-ménage dans l’appartement. C’était son père qui cherchait sa malle partout, pestant contre ces salauds de déménageurs qui l’avaient égarée quelque part entre le Vermont et le Colorado et jurant de leur intenter un procès. Comment allait-il pouvoir terminer LA PIÈCE si tout se liguait contre lui ?
Danny lui avait dit :
— Elle est sous l’escalier, Papa. Les déménageurs l’ont mise sous l’escalier.
Papa l’avait regardé d’un air bizarre, puis il était descendu au sous-sol. La malle était toujours là, à l’endroit précis que Tony avait indiqué. Alors Papa avait pris Danny par la main, l’avait assis sur ses genoux et lui avait demandé qui l’avait laissé descendre à la cave. Était-ce Tom, celui qui habitait au-dessus ? La cave était un endroit dangereux, avait dit Papa. C’était pour ça que le propriétaire la fermait toujours à clef. Si quelqu’un avait pris l’habitude de laisser la porte ouverte, il fallait qu’il le sache. Il était content d’avoir retrouvé ses papiers et LA PIÈCE, mais pour rien au monde il n’aurait voulu que Danny tombe dans l’escalier et se casse… la jambe. Danny avait affirmé avec le plus grand sérieux qu’il n’était jamais descendu à la cave et Maman confirma ses dires. La porte était toujours fermée et il ne s’aventurait jamais dans le couloir qui y menait parce qu’il y faisait noir et humide et qu’il y avait des araignées. D’ailleurs Danny ne mentait pas, ce n’était pas son genre.
— Alors comment savais-tu qu’elle était là, prof ? avait demandé Papa.
— C’est Tony qui me l’a montrée.
Son père et sa mère avaient échangé un regard entendu par-dessus sa tête. Ce n’était pas la première fois que Danny leur affirmait des choses pareilles. Mais ils préféraient ne pas y penser ; ils avaient peur de ce genre de phénomène. Danny savait que l’existence de Tony les inquiétait, surtout sa mère, et il faisait attention à ne pas faire venir Tony quand elle était là. Mais à présent, en attendant de se lever pour préparer le dîner, elle devait être encore étendue sur son lit. Alors il se mit à se concentrer dans l’espoir de découvrir à quoi pensait Papa.
Son front se plissa et il serra les poings sur ses cuisses. Il ne ferma pas complètement les yeux — ce n’était pas la peine — et essaya de se souvenir de la voix de son papa, la voix de Jack, de John Daniel Torrance, cette voix profonde et ferme qui tantôt s’animait de gaieté, tantôt vibrait de colère et qui se taisait à présent parce qu’il réfléchissait. Il réfléchissait à…, réfléchissait…
(réfléchissait)
Danny poussa un petit soupir et son corps s’affaissa mollement comme s’il n’avait plus de muscles. Son esprit restait alerte et il était parfaitement conscient de ce qui se passait autour de lui. Il voyait très bien le garçon et la fille qui, de l’autre côté de la rue, se tenaient par la main parce qu’ils étaient…
(amoureux ?)
heureux de se trouver ensemble par une si belle journée. Il voyait les feuilles d’automne, balayées par le vent, faire des cabrioles dans le caniveau. Il voyait la maison devant laquelle ils passaient et remarquait même que son toit était recouvert de
(bardeaux. Je pense qu’il n’y aura pas de problème si le chaperon est en bon état. Ouais, ça ira. Quel numéro, ce Watson ! J’aimerais le mettre dans LA PIÈCE. Bientôt j’aurai mis tous les pauvres diables de la création là-dedans ! Oui, je trouverai les bardeaux à la quincaillerie de Sidewinder. J’y achèterai aussi une bombe d’insecticide au cas où il y aurait des guêpes. C’est le moment où elles font leur nid et il se pourrait qu’en arrachant les vieux bardeaux je leur tombe dessus).
Des bardeaux. Voilà à quoi pensait Papa. Il avait obtenu le poste et il était en train de penser aux bardeaux du toit.
— Danny… Dann… y.
Il leva les yeux et vit Tony qui, au bout de la rue, à côté d’un panneau de stop, lui faisait signe de la main. Comme toujours à la vue de son vieil ami, une bouffée de plaisir lui réchauffa le cœur, mais cette fois-ci une pointe d’angoisse s’y mêlait, comme si Tony avait dissimulé derrière lui une ombre, un spectre…
Assis sur le trottoir, il s’affaissa encore davantage, et ses mains, glissant le long de ses cuisses, finirent par pendre entre ses jambes. Son menton tomba sur sa poitrine. Il ressentit un tiraillement indolore, presque imperceptible ; une partie de lui-même s’était levée pour suivre Tony dans le gouffre de ténèbres où il avait disparu.
— Danniii… i… i… y.
Peu à peu, l’obscurité s’anima de tourbillons blancs et d’ombres tourmentées ; des gémissements sourds déchirèrent le silence. Ils étaient pris dans une tempête de neige en montagne ; les tourbillons blancs étaient des bourrasques de neige et les ombres tourmentées des sapins que tordait le vent. La neige recouvrait tout.
— Elle est trop épaisse, dit Tony d’un ton désespéré qui lui glaça le cœur. Jamais nous ne pourrons nous en sortir.
Une forme massive surgit des ténèbres. Dans l’obscurité de la tempête, Danny devinait sa blancheur et ses contours rectilignes. Puis, s’approchant, il distingua de nombreuses fenêtres et un toit en pente, recouvert de bardeaux dont certains — ceux que son papa avait posés — étaient d’un vert plus vif que les autres. La neige les recouvrait ; elle recouvrirait tout.
Des panneaux d’interdiction, écrits en grosses lettres vertes, surgirent soudain de l’ombre. DANGER DE MORT ! BAIGNADE INTERDITE ! PASSAGE INTERDIT ! FILS À HAUTE TENSION ! RAILS ÉLECTRISÉS ! DÉFENSE D’ENTRER ! LES CONTREVENANTS SERONT FUSILLÉS SUR-LE-CHAMP ! Danny ne comprenait pas le sens exact de ces panneaux — il ne savait pas encore lire — mais il en comprenait l’esprit. La peur l’avait envahi comme une moisissure qui se serait fixée dans les cavités obscures de son corps et que seul un rayon de soleil parviendrait à faire disparaître.