— Le patron ?
Un vague malaise l’envahit. Il prit néanmoins le martini et fit tournoyer le liquide, regardant les ballottements de l’olive au fond du verre glacé.
— Mais bien sûr. Le patron. (Lloyd lui fit un grand sourire, mais ses yeux restaient noyés dans l’ombre au fond de leurs orbites, et sa peau avait une blancheur cadavérique.) Plus tard, il compte s’occuper lui-même du bien-être de votre fils. Il s’intéresse énormément à votre fils. Danny est un garçon très doué.
La senteur de genièvre qu’exhalait le gin l’émoustillait agréablement mais lui brouillait en même temps l’esprit. Danny ? Pourquoi lui parlait-on de Danny ? Et que faisait-il dans un bar, un verre à la main ?
Il avait pourtant juré de suivre le Droit Chemin. Il avait définitivement renoncé à boire.
C’est moi qui les intéresse…, n’est-ce pas ? C’est moi. Pas Danny, pas Wendy. C’est moi qui me plais ici. Eux voulaient partir. C’est moi qui ai réglé son compte au scooter…, qui ai fureté dans les vieux papiers…, c’est moi qui ai réduit la pression à la chaudière…, moi qui ai menti… moi qui leur ai vendu mon âme… Qu’est-ce qu’ils peuvent bien lui trouver, à Danny ?
— Que voulez-vous à mon fils ? Qu’est-ce qu’il vient faire là-dedans ?
Il remarqua que sa voix s’était faite suppliante.
Le visage de Lloyd semblait se décomposer à vue d’œil. Sa peau blanche devint d’un jaune bilieux et commença à se craqueler. Des chancres sanguinolents y apparurent, exsudant un pus nauséabond. Une sueur de sang se mit à perler à son front. Quelque part un carillon d’argent sonna un quart d’heure.
Ôtez les masques ! Ôtez les masques !
Jack remarqua que toutes les conversations s’étaient tues.
Il retourna la tête et regarda derrière lui. Ils avaient tous les yeux fixés sur lui et, silencieux, semblaient attendre quelque chose. L’homme en frac avait enlevé sa tête de renard et Jack reconnut Horace Derwent, le front caché sous ses cheveux blondasses. Ses voisins de bar le regardaient aussi. La femme en noir, assise près de lui, le dévisageait comme si elle l’avait déjà rencontré et cherchait à se rappeler son nom. Sa robe avait glissé de son épaule et, abaissant son regard, il aperçut la pointe fanée d’un sein flasque. Il examina son visage et crut reconnaître la femme de la chambre 217, celle qui avait essayé d’étrangler Danny. De l’autre côté, l’homme en costume bleu vif avait tiré de la poche de sa veste un petit pistolet de 32, à crosse nacrée, qu’il s’amusait à faire tournoyer sur le comptoir comme s’il rêvait d’une partie de roulette russe.
— Je veux voir le patron. Je… Je crois qu’il y a un malentendu. Mon fils n’est pour rien dans tout ça.
— Mr Torrance, interrompit Lloyd d’une voix hideusement doucereuse qui contrastait avec son masque de pestiféré, vous rencontrerez le patron le moment venu. En fait, il a décidé de faire de vous son agent dans cette affaire. Et maintenant videz votre verre.
— Videz votre verre, reprirent-ils tous ensemble.
C’était du gin pur. Il y plongea son regard et eut l’impression de se noyer.
Il porta finalement le verre à sa bouche et le lampa en trois longues gorgées. Il senti le gin dévaler sa gorge comme un bolide, percuter son estomac et rebondir contre son cerveau en un choc foudroyant.
La commotion passée, il se sentit très bien.
— La même chose, s’il vous plaît, dit-il, poussant le verre vide vers Lloyd.
— Oui, monsieur, dit Lloyd, en enlevant le verre.
Quand il eut devant lui un nouveau martini, il remercia d’un « Muchas gracias, Lloyd », et le prit.
— C’est toujours un plaisir de vous servir, Mr Torrance.
Lloyd sourit.
— Vous avez toujours été le meilleur de tous, Lloyd.
— Je vous remercie, monsieur.
Il but lentement cette fois-ci, s’irriguant la gorge d’un mince filet de gin, tout en mâchonnant quelques cacahuètes. Quand il eut vidé son verre, il en commanda un autre. « Monsieur le Président, j’ai l’honneur de vous annoncer que j’ai rencontré les Martiens et je peux vous affirmer qu’ils sont nos amis. » Il songea de nouveau à Danny, mais, à travers le voile de son bien-être, le visage de son fils ne lui apparut que brouillé et presque anonyme. Il lui était arrivé de brutaliser Danny, mais c’était avant qu’il n’eût appris à bien tenir son alcool. C’était du passé maintenant. Il ne lèverait plus jamais la main sur lui.
Pour rien au monde.
44.
CONVERSATIONS AU BAL MASQUÉ
Il dansait avec une très belle femme.
Il n’avait aucune idée de l’heure, et il n’aurait pas su dire combien de temps il était resté dans le Colorado Bar, ni depuis quand il se trouvait ici dans le dancing. Le temps ne comptait plus.
Il lui semblait avoir entrevu par la porte d’entrée des festons de lanternes chinoises dont les arcs gracieux encadraient l’allée devant l’hôtel et dont les teintes pastel luisaient doucement comme des bijoux au crépuscule. Le grand plafonnier du porche était allumé et des insectes se cognaient, en voletant, contre son globe de verre. La petite part de lui-même qui n’avait pas encore sombré dans l’ivresse essayait de lui dire qu’il était six heures du matin en plein mois de décembre, mais il avait perdu toute notion du temps.
Et voilà qu’il se retrouvait maintenant dans la salle du dancing. Le grand lustre brillait de tous ses feux et des couples tournoyaient, certains déguisés, d’autres pas, sur une musique qui avait la sonorité douce d’un orchestre de l’après-guerre. Mais de quelle guerre s’agissait-il au juste ? Et comment le savoir ?
La seule chose de certain était qu’il dansait avec une très belle femme.
Grande, les cheveux acajou, moulée dans une robe de satin blanc, elle dansait tout contre lui, ses seins suaves pressés doucement contre sa poitrine. Sa main blanche était enlacée à la sienne. Elle cachait son visage derrière un petit loup pailleté et ses cheveux, ramenés de côté, tombaient en une moelleuse et étincelante cascade. Sa robe lui descendait jusqu’aux chevilles, mais il pouvait sentir de temps à autre ses cuisses contre ses jambes et il était de plus en plus persuadé qu’elle n’avait rien sous sa robe, rien que sa peau douce et poudrée.
(C’est pour mieux te sentir bander, mon chéri.)
Il bandait en effet dur comme fer. Si elle en était offusquée, elle le cachait bien ; elle se blottissait encore plus ardemment contre lui.
— Je vous trouve sympathique, chuchota-t-elle.
Son parfum était celui de ces lis sauvages qui poussent loin des regards dans les vallons secrets et moussus où les rayons du soleil ne pénètrent presque jamais.
— Moi aussi, je vous trouve sympathique.
— Nous pouvons monter à l’étage si vous voulez. Je suis censée accompagner Harry, mais il ne remarquera rien. Il est trop occupé à taquiner ce pauvre Roger.
La danse prit fin. Il y eut quelques applaudissements, puis aussitôt, sans marquer d’arrêt, l’orchestre attaqua Mood Indigo.
Regardant par-dessus l’épaule nue de sa partenaire, Jack aperçut Derwent debout près du buffet et, à côté de lui, une fille en pagne. Sur la nappe blanche s’alignaient des bouteilles de champagne, plantées dans leurs seaux à glace, et Derwent en tenait une, toute moussante, à la main. Il était entouré par un cercle d’amis qui se tordaient de rire. Devant Derwent et la fille en pagne, Roger, à quatre pattes, gambadait grotesquement, aboyant et traînant derrière lui sa longue queue flasque.