— Parle, mon gros, parle ! criait Derwent.
— Ouâ, ouâ ! répondait Roger.
On applaudissait, on sifflait même.
— Harry est très drôle, vous ne trouvez pas ? lui demanda sa partenaire en se serrant de nouveau contre lui. Tout le monde le dit. Il est polyvalent, vous savez. Le pauvre Roger, lui, n’a de goût que pour les hommes. Il a passé un week-end avec Harry autrefois, à Cuba…, oh ! il y a des mois de cela. Et depuis, il suit Harry partout, comme un toutou.
Elle eut un petit rire étouffé et une bouffée de son parfum de lis s’exhala vers lui.
— Mais comme Harry ne monte jamais deux fois le même cheval, ou du moins le même étalon, Roger n’a aucune chance de s’attirer de nouveau ses bonnes grâces. Harry lui a dit que s’il venait au bal masqué déguisé en chien, en petit chien mignon, il se laisserait peut-être attendrir, et Roger s’y est laissé prendre.
La danse terminée, on applaudit de nouveau. C’était l’entracte et les musiciens descendirent de l’estrade.
Près du buffet, Derwent agitait un petit sandwich triangulaire au-dessus de la tête de Roger, l’incitant à exécuter une cabriole devant les spectateurs enchantés. L’homme-chien regardait le sandwich et les flancs de la combinaison argentée s’enflaient et se dégonflaient comme un soufflet. Soudain il s’élança. Rentrant sa tête dans les épaules, il tenta de faire une pirouette en l’air, mais, trop épuisé pour bondir assez haut, il atterrit lourdement sur le dos, se cognant la tête contre le carrelage. Un grognement de douleur sortit du museau en papier mâché.
Derwent fut le premier à applaudir.
— Essaie encore, mon petit chien-chien ! Essaie encore !
Les spectateurs reprirent l’incantation — Essaie encore, mon petit chien-chien ! — et Jack s’éloigna en titubant, avec une vague sensation de nausée.
Il faillit trébucher sur un chariot à boissons poussé par une sorte de brute au front bas, en tenue blanche de serveur. Le pied de Jack heurta le rayon chromé du bas, faisant tinter les bouteilles et leurs siphons.
— Excusez-moi, dit Jack d’une voix pâteuse.
— Il n’y a pas de mal, dit l’homme en uniforme blanc. (L’accent britannique, si poli, si correct, faisait un étrange contraste avec ce visage de gangster.) Vous voulez boire quelque chose ?
— Un martini.
— Voici.
L’autre lui tendit un verre glacé et Jack le but, soulagé de sentir le gin tuer dans l’œuf toute velléité de sobriété.
— C’est ce que vous désiriez, monsieur ?
— Oui, c’est parfait.
— Merci, monsieur.
Le chariot se remit en marche.
Tout à coup, Jack tendit le bras et toucha l’épaule du serveur.
— Oui, monsieur ?
— Excusez-moi, mais… comment vous appelez-vous ?
Le serveur ne parut nullement surpris.
— Grady, monsieur. Delbert Grady.
— Mais vous… je veux dire…
Le serveur le regardait poliment.
— N’étiez-vous pas gardien ici autrefois ? Quand vous… quand…
Mais il ne put achever sa phrase. Il n’arrivait pas à dire sa pensée.
— Mais non, monsieur. Je ne crois pas.
— Mais votre femme…, vos filles…
— Ma femme aide à la cuisine, monsieur. Les filles sont au lit, naturellement. Elles sont encore trop jeunes pour veiller si tard.
— Mais c’est vous le gardien qui — « Oh ! vas-y, dis-le ! » — qui a tué sa femme et ses enfants !
Grady gardait son masque de politesse impassible.
— Je n’ai aucun souvenir de cela, monsieur.
Le verre de Jack était vide. Grady le retira de la main de Jack, qui se laissa faire passivement, et il se mit à lui préparer un autre martini. Il avait sur son chariot un petit seau en plastique blanc plein d’olives. Sans qu’il sût pourquoi, elles faisaient à Jack l’impression de petites têtes tranchées. D’un geste adroit, Grady en piqua une et la fit tomber dans le verre, qu’il présenta à Jack.
— Mais vous…
— C’est vous, le gardien, monsieur, dit Grady doucement. Vous l’avez toujours été. Je suis bien placé pour le savoir, monsieur. Je suis ici depuis toujours. Le même manager nous a embauchés tous les deux en même temps. Est-ce que ça ira, monsieur ?
Jack avala son verre à grandes gorgées. Il avait la tête qui tournait.
— Mr Ullman…
— Je ne connais personne de ce nom-là, monsieur.
— Mais il…
— Il n’y a qu’un manager, reprit Grady. L’hôtel, si vous préférez. Vous devez quand même savoir qui vous a embauché, monsieur.
— Non, dit Jack d’une voix brouillée. Non, je…
— Je crois que vous devriez vous renseigner auprès de votre fils. Il est au courant de tout, mais il ne vous dit rien. C’est plutôt vilain de sa part, monsieur, si je puis me permettre d’exprimer mon opinion. En fait, il n’a jamais raté une occasion de vous trahir, n’est-ce pas ? Et il n’a pas encore six ans !
— Oui, dit Jack. C’est vrai.
Des rires fusèrent derrière lui.
— Il a besoin d’une correction, si vous permettez que je vous donne un conseil. Il a besoin qu’on lui dise deux mots et peut-être davantage. Mes filles non plus, monsieur, n’aimaient pas l’Overlook au début et l’une d’elles est allée jusqu’à me voler une boîte d’allumettes pour essayer d’y mettre le feu. Mais je les ai corrigées. Je les ai corrigées avec la dernière sévérité. Et, quand ma femme a essayé de m’empêcher de faire mon devoir, je l’ai corrigée, elle aussi. (Il fit à Jack un sourire doux et inoffensif.) Il est triste de constater que la plupart des femmes ne comprennent pas les responsabilités d’un père vis-à-vis de ses enfants. Les maris et les pères ont pourtant certaines responsabilités, n’est-ce pas, monsieur ?
— Oui, je suis d’accord.
Et il l’était. Il avait été faible avec les siens. Il ne faisait pas de doute que les maris et les pères avaient certaines responsabilités. Papa A Toujours Raison. Les autres ne comprenaient pas ça. En soi, ce n’était pas un crime, mais ils y mettaient de la mauvaise volonté. Il n’était pas par nature un homme sévère. Mais il croyait à la vertu du châtiment. Et, si son fils et sa femme avaient décidé de s’opposer volontairement à ce qu’il savait être de leur propre intérêt, n’était-il pas de son devoir de… ?
— La morsure du serpent est moins cruelle que l’ingratitude des enfants, dit Grady en lui passant son verre.
Brusquement, Jack fut saisi de doutes. « Je… Mais si on les laissait partir… Je veux dire qu’après tout c’est moi que le manager veut garder, n’est-ce pas ? Ce doit être moi. Parce que… » Parce que quoi ? il aurait dû savoir, mais tout à coup il ne savait plus. Dans son esprit, tout s’embrouillait.
— Vilain toutou ! criait Derwent sur un fond de rires. Vilain d’avoir fait pipi par terre !
— Vous êtes au courant, évidemment, dit Grady en se penchant d’un air confidentiel par-dessus son chariot, de la tentative de votre fils pour faire intervenir quelqu’un de l’extérieur. Votre fils a un don précieux, un don que le manager pourrait mettre à profit pour améliorer et enrichir l’Overlook. Mais votre fils essaie d’employer ce don-là contre nous. Il est obstiné, Mr Torrance. Très obstiné.
— Quelqu’un de l’extérieur ? demanda Jack, ahuri.