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Grady hocha la tête.

— Qui ?

— Un nègre, dit Grady. Un cuisinier nègre.

— Hallorann ?

— Je crois bien que c’est ce nom-là, monsieur.

Jack ouvrit la bouche sans trop savoir ce qu’il allait dire.

— On m’a dit que vous n’étiez pas diplômé. Mais vous parlez comme quelqu’un d’instruit.

— Il est vrai, monsieur, que mes études ont été interrompues prématurément. Mais le manager se soucie de ses employés. Il trouve que c’est payant. L’instruction est toujours payante, ne croyez-vous pas, monsieur ?

— Oui, répondit Jack d’un air hébété.

— Par exemple, vous vous êtes beaucoup intéressé à l’histoire de l’hôtel. Vous avez eu là, monsieur, une initiative qui vous honore et qui vous servira. On a laissé au sous-sol à votre intention un certain album…

— Qui l’a laissé ? demanda Jack fiévreusement.

— Le manager, naturellement. D’autres documents pourront être mis à votre disposition, si vous le désirez.

— Oh ! oui, ça me ferait le plus grand plaisir.

Il s’efforça, sans grand succès, de ne pas trop laisser voir son impatience.

— Et le manager ne met aucune condition à ses largesses, poursuivit Grady. Regardez-moi. Un laissé-pour-compte sans diplôme. Pensez à l’avenir qui vous attend dans l’organisation de l’Overlook. Peut-être…, qui sait ?… que vous irez jusqu’au sommet.

— Vraiment ? chuchota Jack.

— Mais c’est à votre fils de décider, n’est-ce pas ? demanda Grady en haussant ses sourcils en une mimique raffinée qui détonnait avec leur broussaille sauvage.

— À mon fils de décider ? (Jack regarda Grady en plissant le front.) Non, bien sûr que non. Je ne permettrais jamais à mon fils de prendre des décisions qui concernent ma carrière. Jamais. Pour qui me prenez-vous ?

— Je vous prends pour un homme dévoué, dit Grady avec chaleur. Peut-être que je me suis mal exprimé, monsieur. Disons simplement que votre avenir ici dépendra des mesures que vous prendrez pour discipliner votre fils.

— Je sais prendre mes décisions tout seul, chuchota Jack.

— Vous devez réagir à son égard.

— Je n’y manquerai pas. Ce sera fait.

— Un homme qui ne peut pas s’imposer à sa propre famille n’intéresse pas notre manager. Un homme qui ne peut contrôler ni sa propre femme ni son propre fils ne pourra guère se contrôler lui-même et encore moins prétendre assumer un poste de responsabilité dans une organisation de cette importance. Il…

— J’ai dit que je m’occuperai de lui ! hurla Jack, subitement furieux.

Ces paroles, hurlées, avaient rompu le calme relatif de l’entracte et coupé court aux conversations. Jack eut l’impression que tous les regards étaient braqués sur lui. Le brouhaha des conversations finit par reprendre, montant et descendant à son propre rythme, se mêlant en contrepoint à la musique de l’orchestre qui jouait maintenant une version swing du Ticket to Ride de Lennon et McCartney.

J’ai entendu mieux sur les haut-parleurs des supermarchés.

Il étouffa un éclat de rire. Baissant les yeux, il s’aperçut que sa main gauche tenait un nouveau verre encore à moitié plein et il le vida d’un trait.

Il s’était arrêté devant la cheminée où la chaleur du feu crépitant dans l’âtre lui chauffait les jambes.

(Un feu ?… au mois d’août ? Comment était-ce possible ? Le temps avait-il été aboli ?)

Sur la tablette de la cheminée se trouvait une pendule sous un globe de verre, flanquée de deux éléphants sculptés en ivoire. Les aiguilles marquaient minuit moins le quart. Il examina la pendule d’un air anxieux.

Au milieu de Ticket to Ride, l’orchestre s’arrêta dans une fanfare de cuivres.

— C’est l’heure ! proclama Horace Derwent. Il est minuit ! Ôtez les masques ! Ôtez les masques !

Jack essaya de se retourner pour voir quelles étaient les célébrités qui se cachaient sous les paillettes, le fard et les masques, mais il était paralysé, incapable de détacher ses yeux de la pendule dont les aiguilles s’étaient rejointes à la verticale.

— Ôtez les masques ! Ôtez les masques ! reprirent en chœur les invités.

La pendule se mit à tinter délicatement et le mécanisme se déclencha, les rouages commencèrent à tourner et à s’engrener dans de chaudes lueurs de cuivre, le balancier se mit à osciller d’un mouvement régulier. Au-dessus du cadran, sur les rails d’acier, deux petits personnages s’avancèrent l’un vers l’autre.

L’un des personnages était un homme dressé sur la pointe des pieds, qui tenait dans ses mains une petite massue. L’autre était un petit garçon, coiffé d’un bonnet d’âne. Tous deux brillaient d’un vif éclat et se détachaient avec une netteté extraordinaire. Sur le bonnet d’âne du petit garçon, Jack put lire le mot SOT.

Aux accents d’une valse de Strauss, les deux petits personnages vinrent s’enclencher sur les deux extrémités d’un axe métallique.

La massue que tenait le papa s’abattit sur la tête du petit garçon, qui tomba à genoux. Elle n’arrêtait pas de monter et de descendre. L’enfant tendait des mains implorantes qui peu à peu s’abaissaient et bientôt il s’effondra tout du long à terre. Les coups continuaient de tomber, au rythme de la valse légère et tintinnabulante de Strauss et Jack crut voir le visage mécanique du père s’animer, sa bouche s’ouvrir et se fermer, comme s’il accablait de reproches le petit personnage qui gisait inanimé à ses pieds.

Une giclure rouge vint éclabousser l’intérieur du globe de verre. Elle fut suivie d’une autre. Deux autres s’écrasèrent à côté.

Le liquide rouge giclait maintenant partout, ruisselant comme une pluie de sang sur les parois du globe, dérobant au regard ce qui se passait à l’intérieur. Le geyser écarlate charriait de minuscules lambeaux de matière blanchâtre, des fragments d’os et de cervelle. Et, mue par l’inexorable mécanisme de rouages et d’engrenages de cette diabolique machine, la massue continuait de monter et de descendre.

(La Mort Rouge les tenait en son pouvoir !)

Poussant un long cri d’horreur qui s’enfla en crescendo, Jack tourna le dos à la pendule et, les mains tendues, trébuchant comme si ses pieds s’étaient pris dans un filet, il les suppliait d’arrêter, de le prendre, lui, Danny et Wendy, de prendre le monde entier si ça leur chantait, mais d’arrêter au moins de le tourmenter avant qu’il n’ait perdu toute sa raison, toute sa lucidité.

Le dancing était vide.

Les chaises aux jambes grêles étaient posées renversées sur les tables recouvertes de housses en plastique. La moquette à motifs dorés avait été remise sur la piste de danse pour en protéger le vernis. Sur l’estrade déserte traînaient un microphone démonté et une guitare sans corde, couverte de poussière. La lumière froide d’une matinée d’hiver pénétrait dans la pièce par les hautes fenêtres.

La tête lui tournait toujours, il se sentait encore ivre, mais, quand il se retourna vers la cheminée, son verre n’y était plus. Il n’y avait plus que les éléphants en ivoire… et la pendule.

Il traversa d’un pas chancelant le hall froid et ténébreux et pénétra dans la salle à manger. Au passage, il s’accrocha au pied d’une table et s’étala de tout son long, renversant la table à grand fracas. Il heurta le plancher du nez et se mit à saigner. Il se releva, reniflant le sang qui coulait, et s’essuya le nez du revers de la main. Puis il se dirigea vers le Colorado Bar et en poussa violemment la porte, dont les battants rebondirent en claquant contre le mur.