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L’endroit était vide, mais au bar — Dieu soit loué ! — on avait fait le plein. Les bouteilles aux étiquettes argentées luisaient doucement dans la pénombre.

Brusquement le sentiment de sa solitude le submergea et il poussa un cri d’angoisse. Il se sentit si malheureux qu’il aurait voulu être mort. Là-haut, sa femme et son fils avaient verrouillé leur porte pour se protéger de lui. Et les autres étaient partis. La fête était finie.

D’un pas hésitant, il se dirigea vers le bar.

— Lloyd, où diable êtes-vous ? hurla-t-il.

Il n’y eut pas de réponse. Dans cette (prison) bien capitonnée, il n’y eut même pas d’écho pour lui tenir compagnie.

— Grady !

Toujours pas de réponse. Seulement la rangée de bouteilles, au garde-à-vous.

(Roule-toi sur le dos. Fais le mort. Ramène la balle. Fais le mort. Dresse-toi. Fais le mort.)

— Ça ne fait rien. Je me servirai moi-même, putain de merde.

Il se pencha par-dessus le comptoir et, perdant l’équilibre, tomba en avant et sa tête heurta le parquet avec un bruit sourd. Il réussit à se mettre à quatre pattes et, roulant les yeux comme un fou, se mit à marmonner des paroles incohérentes.

Puis il s’écroula de nouveau et, le visage tourné de côté, se mit à ronfler vigoureusement.

Au-dehors, la neige tombait de plus en plus dru, poussée par un vent déchaîné. Il était huit heures trente du matin.

45.

L’AÉROPORT STAPLETON À DENVER

À huit heures trente et une du matin, une des passagères du vol TWA 196 éclata en sanglots et se mit à claironner tout haut ce que d’autres passagers — et même certains membres de l’équipage — devaient penser tout bas, à savoir que leur avion était sur le point de s’écraser.

La femme au visage pointu assise à côté d’Hallorann leva les yeux de son livre juste le temps de prononcer son verdict : « Imbécile ! » puis se replongea dans sa lecture. Pendant le vol elle avait avalé deux screwdrivers[4] mais ils ne paraissaient pas avoir eu d’effet sur elle.

— On va s’écraser ! criait l’autre femme à tue-tête. Nous sommes perdus !

Hallorann ne savait pas ce que ressentaient les autres passagers de ce vol, mais il avait, quant à lui, une trouille bleue. Par le hublot on ne voyait qu’un rideau blanc, secoué par le vent. Des bourrasques de neige faisaient tanguer l’avion de tous côtés. Pour lutter contre la force du vent, le pilote avait poussé les moteurs à fond et le plancher vibrait sous leurs pieds. Derrière, en classe touriste, les passagers gémissaient et une hôtesse était allée apporter des sacs en papier supplémentaires à ceux qui avaient le mal de l’air. Un homme assis trois rangs devant Hallorann avait vomi dans son National Observer. D’un air penaud, il s’était excusé quand l’hôtesse était venue l’aider à se nettoyer. « Ce n’est rien, avait-elle répondu pour le consoler, j’ai cette réaction-là quand je lis le Reader’s Digest. »

Hallorann avait suffisamment l’habitude des voyages en avion pour deviner ce qui s’était passé. Sur la plus grande partie du trajet, ils avaient dû lutter contre des vents contraires, ce qui les avait retardés, si bien que lorsqu’ils étaient arrivés au-dessus de Denver, où le temps s’était subitement aggravé de façon inattendue, il était trop tard pour dérouter l’avion vers un autre aéroport où les conditions atmosphériques seraient meilleures.

Le panneau INTERDIT DE FUMER s’alluma et une petite sonnerie attira l’attention des passagers.

Une voix douce aux accents chantants du Sud leur dit :

— C’est votre capitaine qui vous parle. Nous allons commencer notre descente vers l’aéroport international Stapleton. Vous avez été secoués pendant le vol, et je m’en excuse. Vous le serez peut-être de nouveau au moment de l’atterrissage, mais nous ne prévoyons aucune difficulté majeure. Nous vous prions de respecter les consignes de sécurité, d’attacher vos ceintures et d’éteindre vos cigarettes. Nous vous souhaitons un agréable séjour dans la région de Denver, et nous espérons que…

L’avion subit de nouveau une secousse brutale et tomba à la verticale, comme un ascenseur, dans un trou d’air. Hallorann sentit son estomac se soulever. Plusieurs personnes — et pas seulement des femmes — se mirent à hurler.

— … nous vous reverrons prochainement sur d’autres vols de la TWA.

— On ira plutôt à pied, lâcha quelqu’un derrière Hallorann.

— C’est tellement ridicule, dit la femme au visage pointu en glissant une pochette d’allumettes dans son livre qu’elle referma, tandis que l’avion amorçait sa descente. Quand on a vu les horreurs d’une sale petite guerre… comme vous l’avez fait… ou quand on a vu, comme moi, à quelle dégradation morale nous abaissent les interventions de la C.I.A. au nom de la politique du dollar…, alors un atterrissage difficile paraît peu de chose, n’est-ce pas, Mr Hallorann ?

— Vous avez absolument raison, madame, dit-il, regardant d’un air maussade les bourrasques de neige par le hublot.

— Si je puis me permettre de vous poser une question, est-ce que vous ne souffrez pas trop d’être secoué comme ça, avec votre plaque métallique ?

— Oh ! la tête va très bien, merci, répondit Hallorann, c’est plutôt l’estomac qui est barbouillé.

— Je suis navrée pour vous.

Elle rouvrit son livre.

Pendant qu’ils descendaient à travers les nuages de neige opaques, Hallorann se rappela un accident d’avion qui avait eu lieu à l’aéroport Logan de Boston, quelques années auparavant. Les conditions atmosphériques étaient comparables, à la seule différence près que c’était du brouillard et non de la neige qui avait réduit la visibilité à zéro. Le train d’atterrissage avait heurté un mur de soutènement en bout de piste. Et ce qu’on avait retrouvé des quatre-vingt-neuf passagers à bord ressemblait à du steak tartare.

Une petite main blanche se posa sur celle d’Hallorann.

La femme au visage pointu avait ôté ses lunettes. Sans elles, elle avait l’air beaucoup moins revêche.

— Tout ira bien, lui dit-elle.

Hallorann sourit et hocha la tête.

Comme prévu, l’avion atterrit brutalement et le choc fut suffisamment violent pour faire dégringoler les revues de leur présentoir et s’écrouler, comme un énorme château de cartes, la pile de plateaux en plastique dans le compartiment-cuisine. Personne ne cria, mais Hallorann put entendre claquer les dents comme des castagnettes. Dans un vacarme assourdissant, les réacteurs se mirent à rugir pour freiner l’avion, et, quand leur régime eut baissé, la voix du pilote, encore mal assurée, se fit de nouveau entendre avec ses douces inflexions du Sud :

— Mesdames et messieurs, nous venons d’atterrir à l’aéroport Stapleton. Vous êtes priés de rester à vos places jusqu’à l’arrêt complet de l’appareil devant le terminal. Merci.

La femme à côté d’Hallorann ferma son livre et poussa un profond soupir.

— Nous voilà arrivés sains et saufs. Nous serons encore là pour voir ce que nous réserve la journée de demain.

— Laissez-nous d’abord en finir avec celle d’aujourd’hui.

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4

Le screwdriver est un cocktail fait de vodka et de jus d’orange.