— Vous avez raison. Tout à fait raison. Voulez-vous venir boire un verre avec moi au bar ?
— Ce serait avec le plus grand plaisir, mais j’ai un rendez-vous important.
— C’est urgent ?
— Très urgent, dit Hallorann avec solennité.
— J’espère que ce que vous allez faire fera avancer la cause du bien dans le monde.
— Je l’espère aussi, répondit Hallorann en souriant.
Elle lui rendit son sourire et parut rajeunie de dix ans.
Sans autre bagage que son sac de voyage, Hallorann arriva avant la foule des voyageurs au bureau du rez-de-chaussée. À travers les vitres fumées, il pouvait voir la neige qui tombait toujours et que les rafales de vent faisaient tourbillonner en épais nuages blancs. Les gens qui traversaient le parking devaient s’arc-bouter contre le vent et un bonhomme y perdit son chapeau. Hallorann éprouva un élan de commisération en voyant le feutre s’envoler, suivi du regard impuissant de son propriétaire.
N’y pense plus, mon vieux. Ton galure n’atterrira qu’en Arizona.
— Puis-je vous aider, monsieur ? lui demanda une jeune femme portant l’uniforme jaune de Hertz.
— Si vous avez une voiture à me louer, la réponse est oui, dit-il avec un large sourire.
En payant le prix fort, il put obtenir une voiture puissante, une Buick Electra, noir et argent, dont le principal mérite, à ses yeux, était moins son élégance que sa robustesse, indispensable pour affronter les routes de montagne. Il lui faudrait encore s’arrêter en route pour faire mettre des chaînes. Sans elles, il n’irait pas loin.
— Il est vraiment méchant, ce blizzard ? demanda-t-il à la jeune femme quand elle lui tendit le contrat de location à signer.
— On dit que c’est le plus fort qu’on ait jamais eu depuis 1969, répondit-elle sur un ton dégagé. Vous allez loin, monsieur ?
— Plus loin que je ne le voudrais.
— Si vous le souhaitez, je peux téléphoner au garage Texaco au carrefour de la route 270 pour qu’ils vous réservent des chaînes.
— Vous me sauvez la vie, ma mignonne.
Elle décrocha le téléphone et appela le garage.
— Ils vous attendent.
— Merci mille fois.
En s’éloignant du bureau, il vit la femme au visage pointu qui faisait la queue devant le tapis roulant de la livraison des bagages. Elle lisait encore son livre. Hallorann lui fit un clin d’œil en passant. Elle leva les yeux, lui sourit et lui fit le signe de la paix.
(Elle aussi a le Don.)
Il remonta le col de son pardessus et, souriant toujours, fit passer son sac de voyage dans son autre main. La rencontre avec la femme au visage pointu lui avait fait du bien. Il regrettait de lui avoir raconté le bobard à propos de la plaque métallique dans sa tête. En son for intérieur, il lui souhaita bonne chance et, au moment où il sortait dans la bourrasque de neige, il eut le sentiment qu’elle faisait de même pour lui.
La pose des chaînes ne coûtait pas cher en soi, mais, pour ne pas être obligé de faire la queue, Hallorann glissa dix dollars de plus au mécanicien. Il était déjà dix heures moins le quart quand il reprit son chemin, au rythme monotone des essuie-glaces et des chaînes frappant la route en cadence.
L’autoroute s’était transformée en course aux obstacles. Même avec les chaînes, il n’arrivait pas à faire plus de quarante kilomètres à l’heure. Des voitures qui avaient dérapé et quitté la route s’étaient immobilisées dans des positions bizarres. Sur certaines pentes, avec des pneus normaux qui patinaient dans la neige, on n’avançait pratiquement plus. C’était la première grosse chute de neige de l’année dans le « bas pays » (si tant est qu’on puisse appeler « bas » un pays qui se trouve à mille cinq cents mètres au-dessus de la mer), et elle était en train de tourner en véritable tempête.
À la bretelle d’accès de la route 36, un nouveau coup de malchance le guettait. La route 36, qui relie Denver à Boulder, file vers l’ouest en direction d’Estes Park, où l’on rejoint la route 7, c’est-à-dire l’autoroute du « pays haut ». C’est celle-ci qui traverse Sidewinder, passe devant l’Overlook et redescend par le versant ouest vers l’Utah.
La rampe d’accès était bloquée par une voiture renversée. Les torchères qu’on avait plantées tout autour ressemblaient aux bougies géantes d’un gâteau d’anniversaire pour enfant débile.
Il s’arrêta et abaissa la vitre. Un flic en bonnet de fourrure enfoncé jusqu’aux oreilles lui fit signe de sa main gantée de suivre le flot de voitures qui se dirigeaient vers le nord sur la nationale 25.
— Vous ne pouvez pas monter par ici ! hurla-t-il à Hallorann pour se faire entendre par-dessus le hurlement du vent. Reprenez l’autoroute jusqu’à la deuxième sortie qui vous mène à la 91, et vous retrouverez la 36 à Bromfield.
— Je crois que j’ai la place de passer, du côté gauche ! lui cria Hallorann. Sinon, vous me faites faire un détour de trente kilomètres !
— Je vous ferai faire un détour au poste si vous ne filez pas immédiatement ! rétorqua le flic. Cette rampe est fermée !
Hallorann fit une marche arrière, attendit un créneau dans le flot de voitures et reprit son chemin sur la 25. D’après les panneaux, il n’était qu’à cent kilomètres de Cheyenne, dans le Wyoming. S’il ratait sa rampe de sortie, c’est là-bas qu’il irait finir.
Il augmenta sa vitesse petit à petit jusqu’à quarante-cinq kilomètres à l’heure, régime qu’il n’osa dépasser, car déjà la neige menaçait de bloquer les essuie-glaces et le comportement des autres voitures était devenu tout à fait imprévisible. Un détour de trente kilomètres ! Il lâcha une bordée de jurons. Le sentiment que le temps pressait le serrait à la gorge, le faisant presque suffoquer. Il était de plus en plus persuadé qu’il ne sortirait pas vivant de cette aventure.
Il alluma le poste, sauta la publicité de Noël et trouva un bulletin météorologique.
— Déjà dix centimètres et on s’attend à vingt centimètres de plus avant la tombée de la nuit. La police communale et la police départementale vous conseillent de ne pas sortir en voiture, sauf en cas de force majeure, et vous préviennent que la plupart des cols de montagne sont déjà fermés. Alors restez bien au chaud chez vous, calfeutrez vos portes et vos fenêtres et restez à l’écoute de…
— Je n’y manquerai pas, espèce de jean-foutre, dit Hallorann et, la rage au cœur, il éteignit le poste.
46.
WENDY
Vers midi, profitant d’un moment où Danny s’était absenté pour aller aux toilettes, Wendy retira de dessous l’oreiller le couteau enveloppé dans son torchon et le glissa dans la poche de sa robe de chambre. Puis elle alla à la porte de la salle de bains.
— Danny ?
— Quoi ?
— Je vais descendre nous préparer quelque chose à manger. D’accord ?
— D’accord. Veux-tu que je descende avec toi ?
— Non, je te le monterai. Que dirais-tu d’une omelette au fromage et d’une soupe ?
— Très bien.
Elle hésita encore devant la porte fermée.
— Danny, tu es sûr que ça va ?
— Ouais, répondit-il. Mais fais attention.
— Où se trouve ton père ? Est-ce que tu le sais ?
Sa voix avait un timbre curieusement neutre :
— Non, mais ça va.
Elle avait envie d’en savoir davantage, mais elle se tut, ne voulant pas le harceler. Ils savaient tous deux de quoi il s’agissait, ils n’y pouvaient rien et revenir sans cesse sur ce sujet ne ferait qu’accroître leurs inquiétudes.