Jack avait perdu la raison. Vers huit heures du matin, tandis que la tempête dehors rassemblait ses forces dévastatrices, ils avaient écouté de leur chambre les cris et les divagations de Jack qui errait sans but au rez-de-chaussée. Les éclats de voix semblaient provenir du dancing. Il chantonnait de petits airs sans mélodie ou alors se mettait à parler tout seul, comme s’il participait à une discussion et qu’il défendait son point de vue. À un moment donné il avait crié si fort qu’ils en étaient restés paralysés de terreur, à se regarder dans les yeux sans rien dire. La dernière chose qu’ils avaient entendue était le bruit de ses pas qui traversaient le hall, suivi d’un bruit de choc, comme s’il était tombé ou qu’il avait claqué une porte. Et depuis trois heures et demie — c’est-à-dire depuis huit heures et demie du matin — le silence était revenu.
Elle sortit dans le petit couloir, puis prit le grand pour se diriger vers l’escalier. Elle s’arrêta sur le palier pour jeter un coup d’œil autour du hall en bas. Il semblait désert, mais la lumière, filtrée par la neige, était si pâle qu’une grande partie de la pièce restait plongée dans l’ombre. Danny pouvait se tromper. Jack était peut-être tapi derrière une chaise, derrière le canapé… ou derrière le bureau de la réception, attendant qu’elle descende…
Elle s’humecta les lèvres.
— Jack ?
Pas de réponse.
Empoignant le manche du couteau, elle commença à descendre l’escalier. Elle avait souvent imaginé la fin de leur mariage, par le divorce ou par la mort de Jack dans un accident de voiture provoqué par son ébriété (une vision qui l’avait souvent hantée vers deux heures du matin, pendant les veillées de Stovington), ou encore par l’apparition d’un autre homme, chevalier servant de mélo qui les enlèverait, Danny et elle, sur son coursier blanc. Mais jamais elle n’avait prévu que tout se terminerait ainsi, qu’elle se trouverait en train de rôder dans un dédale de couloirs, armée d’un couteau destiné à frapper Jack.
À cette pensée, une vague de désespoir l’assaillit et elle dut s’arrêter au milieu de l’escalier et se cramponner à la balustrade pour ne pas s’écrouler.
(Avoue-le. Il n’y a pas que Jack qui t’inquiète. Sa transformation à lui n’est qu’un phénomène parmi bien d’autres qui sont, eux aussi, anormaux, inexplicables…, les buis qui bougent, les confettis dans l’ascenseur, le loup par terre dans la cabine.)
Elle tenta de refouler une dernière pensée, mais il était trop tard :
(Et les voix.)
Par moments, elle avait en effet cru entendre autre chose que les divagations d’un fou solitaire conversant avec les fantômes de son cerveau dérangé. Des voix, de la musique, des rires, des applaudissements lui étaient parvenus par intermittence, comme des messages codés à la radio. Elle avait cru comprendre que Jack discutait avec un certain Grady (le nom lui était familier sans qu’elle pût le rattacher à un visage connu). Jack avait fait des déclarations tonitruantes, comme s’il voulait se faire entendre par-dessus le brouhaha d’une foule, et posé des questions suivies de silences, comme s’il écoutait les réponses… Une autre voix, amusée mais autoritaire, avait essayé de persuader quelqu’un de faire un discours. Les sons, les voix ne duraient jamais plus de trente secondes à une minute, juste assez pour qu’elle se sente défaillir de terreur avant que la voix de Jack ne reprenne, cette voix impérieuse au débit légèrement pâteux qu’il avait lorsqu’il était ivre. Pourtant il n’y avait rien à boire dans l’hôtel, rien que du vin de Xérès pour la cuisine. Il n’y avait pas autre chose, c’était sûr et certain. Mais si elle pouvait, elle, s’imaginer qu’elle entendait des voix et de la musique, est-ce que Jack ne pouvait pas s’imaginer qu’il était ivre ?
Cette pensée lui était odieuse, insupportable.
Arrivée dans le hall, Wendy regarda autour d’elle. Le cordon de velours qui barrait l’accès du dancing avait été détaché et le poteau métallique auquel il devait s’accrocher avait été renversé, comme si quelqu’un, au passage, l’avait heurté. Par la porte ouverte, la douce lumière qui tombait des fenêtres hautes et étroites du dancing glissait jusqu’à la moquette du hall. Le cœur battant la chamade, elle se dirigea vers la porte et jeta un regard à l’intérieur. Le dancing était désert et silencieux. Seule y flottait cette espèce d’écho imperceptible qui semble hanter toutes les grandes salles vides, qu’il s’agisse de la nef d’une cathédrale ou d’une salle de jeux communale.
Elle regagna le bureau de la réception et, indécise, s’y arrêta un moment, écoutant le hurlement du vent.
Que ferait-elle si, à l’instant même, il faisait irruption ici et se précipitait sur elle ? S’il surgissait tout à coup, comme un diable de sa boîte, le regard fou, armé d’un couperet de boucher, derrière ce bureau en bois sombre avec ses piles de factures en triple exemplaire et sa petite clochette plaquée argent ? Resterait-elle clouée sur place, paralysée par la terreur, ou trouverait-elle dans son instinct maternel la force de défendre son fils jusqu’à la mort — celle de Jack ou la sienne ? Elle ne savait pas et cette incertitude la rendait malade. Elle avait le sentiment que c’était parce que toute sa vie elle s’était bercée d’illusions tranquillisantes qu’elle se réveillait aujourd’hui en plein cauchemar. Elle était faible. Quand les difficultés s’étaient présentées, elle avait fermé les yeux sur le danger. Elle avait eu un passé sans histoire, jamais elle n’avait été mise à l’épreuve. Mais, cette fois-ci, elle n’y couperait pas. Son fils l’attendait à l’étage.
Elle serra plus fort encore le manche du couteau et se pencha par-dessus le bureau. Il n’y avait rien derrière.
Elle poussa un long soupir de soulagement.
Elle souleva la planche mobile qui fermait l’accès au bureau, se glissa à l’intérieur, s’arrêtant pour inspecter les lieux avant de s’engager plus avant. Elle se dirigea vers la porte de la cuisine, l’ouvrit et chercha à tâtons le tableau d’interrupteurs, s’attendant à tout instant à sentir une main se refermer sur la sienne. Les tubes de néon se mirent à bourdonner puis s’allumèrent, éclairant la cuisine de Mr Hallorann. Wendy avait le sentiment que c’était un endroit où Danny devait se sentir en sécurité. Elle se sentait elle-même réconfortée et protégée par la présence de Dick Hallorann. Quand, dans leur chambre, assise à côté de Danny, elle s’était rappelé que Danny avait appelé Mr Hallorann à l’aide, cette démarche lui avait paru dérisoire. Mais ici, dans cette cuisine où Mr Hallorann avait travaillé, elle finissait par croire qu’il avait entendu l’appel et qu’il viendrait, malgré la tempête, les sauver. Peut-être était-il déjà en route.
Elle alla vers la réserve, tira le verrou et pénétra à l’intérieur. Elle prit une boîte de soupe à la tomate, referma la porte et remit le verrou. Cette porte était parfaitement étanche et il suffisait de la verrouiller pour être sûr de ne jamais trouver des crottes de souris dans le riz, la farine ou le sucre.
Elle ouvrit la boîte dont elle fit tomber le contenu gélatineux dans une casserole — plouf — alla prendre des œufs et du lait pour l’omelette dans le frigidaire, puis du fromage dans la chambre froide. Toutes ces actions familières, qui avaient fait partie de sa vie avant qu’elle ne vînt à l’Overlook, l’aidaient maintenant à retrouver son calme.
Elle fit fondre le beurre dans la poêle, dilua la soupe avec du lait, puis versa les œufs battus dans la poêle.