Tout à coup elle crut sentir quelqu’un derrière elle, quelqu’un qui allait la saisir à la gorge.
Elle se retourna, serrant le couteau dans sa main. Il n’y avait personne.
Pas d’affolement, ma fille !
Elle râpa du fromage dans un bol, l’ajouta à l’omelette, retourna celle-ci, puis baissa le feu, ne laissant qu’un anneau de flammes bleues. La soupe était chaude. Elle posa la casserole sur un grand plateau avec les couverts, deux bols, deux assiettes, la salière et la poivrière. Quand l’omelette eut un peu monté, elle la fit glisser sur une des assiettes et la couvrit.
Maintenant retourne par le même chemin. Éteins les lumières de la cuisine. Traverse la réception, repasse la porte du bureau et c’est gagné.
Quand elle eut franchi la porte du bureau, elle s’arrêta et posa le plateau à côté de la petite clochette. Elle avait l’impression de se livrer à un jeu de cache-cache irréel. C’était pourtant à la réalité qu’il fallait qu’elle s’accroche, si elle voulait s’en sortir.
Dans l’obscurité du hall elle s’abandonna à ses pensées.
Cette fois-ci, ma fille, il ne faut pas fuir la réalité. Même dans ce monde où tout semble partir à la dérive, il y a un certain nombre de vérités premières qu’il faut garder à l’esprit. La première, c’est que, de nous trois, toi seule es une adulte, pleinement responsable. Tu as la charge d’un gosse de cinq ans et demi et aussi celle de ton mari qui est en train de perdre la raison. Que tu te sentes responsable de lui ou pas, il faut bien te dire une chose : nous ne sommes que le 2 décembre et, si le garde forestier ne vient pas, tu peux rester coincée pendant encore quatre mois. En admettant même que l’on s’inquiète du silence de notre émetteur, ce n’est ni aujourd’hui, ni demain, ni même peut-être avant des semaines que nous aurons la visite de quelqu’un. As-tu l’intention de venir chaque jour chercher tes repas en cachette, couteau en poche, sursautant à chaque ombre ? Crois-tu pouvoir éviter Jack pendant un mois ? Penses-tu pouvoir l’empêcher d’entrer dans l’appartement s’il en a envie ? Il a le passe-partout et d’un seul coup de pied il fera sauter le verrou.
Laissant le plateau sur le bureau, elle se dirigea lentement vers la salle à manger, pour y jeter un coup d’œil. La pièce était déserte. Il y avait une table avec des chaises disposées tout autour, celle à laquelle ils avaient pris au début leurs repas, avant d’opter pour l’atmosphère moins oppressante de la cuisine.
— Jack ? appela-t-elle timidement.
Au même moment, le vent se leva et une bourrasque de neige vint cingler les volets, mais il lui sembla avoir entendu aussi quelque chose d’autre…, un gémissement étouffé.
— Jack ?
Rien ne vint rompre le silence cette fois, mais, par-dessous la porte à double battant du Colorado Bar, elle aperçut quelque chose qui luisait faiblement dans la pénombre. Le briquet de Jack.
Faisant appel à tout son courage, elle s’avança vers la porte et l’ouvrit. Elle fut saisie par une puissante odeur de gin. Pourtant les rayons étaient vides. Où diable l’avait-il trouvé ? Était-ce une bouteille cachée au fond d’un placard ? Mais où ?
Il y eut un autre gémissement, faible et confus, mais parfaitement audible cette fois-ci. Wendy s’approcha du bar.
— Jack ?
Pas de réponse.
Elle se pencha par-dessus le comptoir et le découvrit, étendu de tout son long, ivre mort. À en juger par l’odeur, il avait dû prendre une sacrée cuite. C’est sans doute en voulant passer par-dessus le comptoir qu’il avait perdu l’équilibre. Un miracle qu’il ne se soit pas cassé le cou. Un vieux proverbe lui revint à l’esprit : Dieu veille sur les ivrognes et sur les enfants. Amen.
Pourtant, elle n’était pas fâchée contre lui. À le voir étendu à terre, elle se dit qu’il ressemblait à un petit garçon complètement épuisé qui aurait essayé d’en faire trop et qui se serait écroulé de fatigue au milieu du salon. Il s’était arrêté de boire, et ce n’était pas lui qui avait décidé de recommencer. Pour rester sobre, il avait refusé de faire entrer de l’alcool dans l’hôtel… et pourtant celui qu’il venait de boire provenait bien de quelque part, mais d’où ?
Sur le comptoir du bar en fer à cheval on avait disposé à intervalles réguliers des bouteilles de vin gainées de paille dont les goulots portaient des bougies. Pour faire rustique, pensa-t-elle. Elle en prit une et la secoua, s’attendant presque à entendre le clapotis du gin à l’intérieur.
« Du vin nouveau dans de vieilles bouteilles. »
La bouteille était vide et elle la remit à sa place.
Jack remuait maintenant. Elle contourna le bar, trouva l’entrée et, une fois à l’intérieur, s’approcha de lui. Au passage, elle avait cru remarquer une odeur de bière, fraîche et humide comme un fin brouillard suspendu dans l’air. Elle s’était arrêtée pour observer les éclatants robinets chromés de la bière pression, mais ils étaient secs.
Dès qu’elle fut près de lui, Jack se retourna, ouvrit les yeux et la regarda. Son regard, d’abord vitreux, s’éclaircit peu à peu.
— Wendy ?
— Oui, dit-elle. Crois-tu pouvoir monter jusqu’en haut ? Si tu t’appuies sur moi ? Jack, où est-ce que tu…
Sa main se referma brutalement autour de sa cheville.
— Jack ! Qu’est-ce que tu…
— Je te tiens ! s’écria-t-il avec un sourire.
Il flottait autour de lui un relent de gin et d’olives qui la terrifiait bien plus que tous les mystères d’un vieil hôtel. Au fond, pensa-t-elle, le plus terrible c’était qu’on en revenait toujours au même point : l’affrontement entre Wendy Torrance et son mari ivre.
— Jack, je voudrais t’aider.
— Tu parles. Toi et Danny, vous ne pensez qu’à m’aider. (Il resserra sa prise sur sa cheville. Agrippé toujours à elle, il se redressa péniblement et se mit sur les genoux.) Tu voulais m’aider à nous faire partir d’ici. Mais maintenant je… je te tiens !
— Jack, tu me fais mal à la cheville !
— Je vais te faire mal ailleurs qu’à la cheville, espèce de garce !
L’injure la laissa tellement pantoise que quand il lâcha sa cheville elle ne songea pas à s’enfuir. Après une ou deux tentatives infructueuses, il réussit à se mettre debout devant elle.
Chancelant sur ses jambes, il lui lança :
— Tu ne m’as jamais aimé, tu veux que nous partions parce que tu sais que ça me détruira. As-tu jamais songé à mes responsabilités ? Je parie tout ce que tu veux que non. Tu ne songes qu’à me traîner dans la boue. Tu es exactement comme ma mère, une salope !
— Tais-toi, dit-elle en pleurant. Tu ne sais pas ce que tu dis. Tu es ivre. Je ne sais pas comment ça se fait, mais tu es ivre.
— Oh ! je sais. Je sais maintenant. Toi et lui, ce petit merdeux, là-haut. Tous les deux, vous avez comploté ensemble. C’est pas vrai ?
— Non, non ! Nous n’avons jamais rien comploté ! Qu’est-ce que tu…
— Tu mens ! hurla-t-il. Oh ! je sais comment tu t’y prends ! Je suis bien payé pour le savoir ! Quand je dis « Nous allons rester ici et je vais faire mon travail », tu dis « Oui, chéri » et lui répète « Oui, Papa », et puis vous vous mettez à comploter. Vous avez manigancé de partir sur le scooter. Mais je n’ai pas été dupe et j’ai déjoué vos calculs. Croyais-tu vraiment que je n’y verrais pas clair ? Me prenais-tu pour un imbécile ?