Elle le fixa, incapable de dire un mot. Il allait la tuer et ensuite il tuerait Danny. Alors l’hôtel serait peut-être satisfait et le laisserait se tuer lui-même. Comme le précédent gardien. Comme
(Grady.)
Chancelant sous le choc de la révélation, elle comprit pourquoi il avait conversé avec Grady dans le dancing.
— Tu as tourné mon fils contre moi. C’est ça, le pire. Il s’apitoyait sur lui-même, se donnait des airs tragiques. Mon petit. Maintenant il me hait, lui aussi. Tu as fait ce qu’il fallait pour cela. C’était ça, ton but, dès le début, n’est-ce pas ? Tu as toujours été jalouse, n’est-ce pas ? Exactement comme ta mère. Tu ne pouvais pas te contenter de ta part de gâteau. Il te le fallait tout entier ! C’est pas vrai ?
Interloquée, elle ne répondit pas.
— Eh bien, je vais te donner une leçon, dit-il en essayant de la saisir à la gorge.
Elle recula d’un pas, puis d’un autre, mais il avançait toujours et finit par trébucher et tomber contre elle. Elle se souvint du couteau dans la poche de sa robe et le cherchait à tâtons quand il la ceintura de son bras gauche, coinçant son bras droit contre elle. Il sentait le gin et la sueur rance.
— Je vais te punir, grogna-t-il. Je vais te punir. Tu vas payer pour ce que tu as fait.
De sa main droite, il la saisit à la gorge.
Quand la respiration vint à lui manquer, la panique s’empara d’elle. Jack l’étranglait des deux mains maintenant. Elle avait sa main droite libre pour saisir le couteau, mais elle n’y songea pas. Elle essayait désespérément de lui faire lâcher prise, mais ses mains étaient moins grandes et moins fortes que celles de Jack.
— Maman ! hurla la voix de Danny, venue d’on ne sait où. Papa, arrête ! Tu fais mal à Maman !
Il poussa un cri perçant, un cri aigu et cristallin que Wendy perçut faiblement.
Des éclairs rouges dansaient devant ses yeux et la pièce semblait s’assombrir. Elle vit son fils grimper sur le comptoir et se jeter sur les épaules de Jack. Soudain, une des mains qui l’étranglaient la lâcha et Jack, d’un revers du bras envoya Danny contre les rayonnages vides où l’enfant s’écrasa puis, assommé, tomba par terre. La main était revenue à la gorge de Wendy. Les éclairs rouges étaient noirs maintenant.
Elle entendait les pleurs étouffés de Danny. Sa poitrine brûlait. Jack lui criait au visage :
— Je t’apprendrai, misérable salope ! Je t’apprendrai à me respecter ! Je t’apprendrai !
Mais les cris faiblissaient à son oreille, comme s’ils se perdaient au fond d’un corridor obscur et ses forces l’abandonnaient. Une de ses mains lâcha prise et s’abaissa lentement, toute flasque au bout du poignet, comme celle d’une noyée.
C’est alors que cette main frôla l’une des bouteilles gainées de paille qui servaient de porte-bougie.
Rassemblant ce qui lui restait de forces, elle tâtonna à l’aveuglette, cherchant le goulot qu’elle finit par trouver et qu’elle serra, écrasant des gouttes de cire grasses.
Oh ! mon Dieu, si jamais elle glisse.
Elle leva la bouteille, puis l’abattit, en priant que le coup frappât juste. Elle savait que si elle ne le touchait qu’à l’épaule ou au bras elle était perdue.
Mais la bouteille frappa si fort le crâne de Jack Torrance qu’elle se fracassa à l’intérieur de sa gaine de paille et le coup résonna comme un medicine-ball s’écrasant sur un parquet de chêne. Jack partit en arrière, les yeux révulsés dans leurs orbites. L’étau de ses mains se desserra, puis il lâcha prise complètement. Essayant de conserver son équilibre, il battit l’air de ses bras, puis s’écroula à la renverse.
Wendy aspira profondément, par saccades. Elle avait failli tomber elle aussi, mais, s’accrochant au bord du comptoir, elle réussit à se maintenir debout. Dans sa demi-conscience, elle pouvait entendre pleurer Danny, mais elle ne savait pas où il était. Ses sanglots semblaient répercutés comme dans une chambre acoustique. Elle aperçut vaguement des gouttes de sang grosses comme des pièces de dix cents qui tombaient sur la surface sombre du comptoir. — « Je dois saigner », pensa-t-elle. Elle se racla la gorge et cracha par terre. Les chairs meurtries s’embrasèrent aussitôt d’une douleur atroce qui s’atténua par la suite et se stabilisa à la limite du supportable.
Peu à peu, elle reprit ses esprits.
Lâchant le bord du comptoir, elle se retourna et vit Jack étendu par terre et, à côté de lui, la bouteille cassée. Il ressemblait à un géant terrassé. Danny, accroupi sous la caisse du bar, s’était fourré les deux mains dans la bouche et regardait fixement son père inconscient.
Wendy s’approcha de lui d’un pas hésitant et lui toucha l’épaule. À ce contact, Danny eut un mouvement de recul.
— Danny, écoute-moi…
— Non, non, marmonna-t-il d’une voix éraillée de vieillard. Papa t’a fait mal…, tu as fait mal à Papa…, je veux dormir. Danny veut dormir.
— Danny…
— Dodo, dodo. Bonne nuit.
— Non ! cria-t-elle, grimaçant de douleur.
Danny ouvrit ses yeux ombrés de cernes bleutés et fixa sur elle un regard méfiant.
Elle s’efforça de lui parler calmement, tout en le regardant droit dans les yeux. Elle parlait si bas qu’elle était à peine audible. Parler lui faisait mal.
— Écoute-moi, Danny. Ce n’était pas ton papa qui a essayé de me faire mal. Et je n’ai pas voulu le blesser. Mais il est possédé par l’hôtel. C’est l’hôtel qui le fait agir. Est-ce que tu peux comprendre ce que je te dis ?
Une lueur de compréhension éclaircit peu à peu le regard de Danny.
— Papa a Fait le Vilain, chuchota-t-il. Mais comment est-ce arrivé ? Il n’y a rien à boire ici !
— C’est l’hôtel qui l’a fait boire… Le… Prise d’une quinte de toux, elle dut s’arrêter pour cracher du sang. Sa gorge enflée lui paraissait avoir doublé de volume. C’est l’hôtel qui l’a fait boire. Est-ce que tu l’as entendu discuter avec des gens ce matin ?
— Oui…, les gens de l’hôtel…
— Moi aussi, je les ai entendus. Ce qui veut dire que l’hôtel mobilise toutes ses forces. Il veut nous détruire tous les trois. Mais je pense… j’espère que seul ton père se prêtera à leurs machinations diaboliques. Il n’y a que lui que l’hôtel peut atteindre. Est-ce que tu me comprends, Danny ? Il faut absolument que tu me comprennes.
— L’hôtel a attrapé Papa.
Il regarda Jack et laissa échapper un gémissement de chagrin impuissant.
— Je sais que tu aimes ton papa. Moi aussi, je l’aime. Mais nous ne devons pas oublier que l’hôtel se sert de lui contre nous.
Et elle croyait vraiment ce qu’elle disait. Mieux, elle n’était pas loin de croire que c’était Danny qu’il visait principalement, que c’était Danny avec son don qui était à l’origine de tout, que c’était son énergie mystérieuse qui avait fourni à l’hôtel les moyens de sortir de l’ombre, un peu comme une batterie alimente le circuit électrique d’une voiture et lui permet de se mettre en marche. S’ils réussissaient à s’évader un jour de l’Overlook, il était fort possible que l’hôtel retombât dans sa demi-conscience d’antan et que son pouvoir se limitât dès lors à monter des scènes de Grand Guignol à l’intention de ceux de ces clients qui étaient psychiquement les plus réceptifs. Sans Danny, l’hôtel redeviendrait aussi inoffensif que le maison hantée d’un parc d’attractions. De temps en temps on entendrait des bruits bizarres, des coups retentissants ou les flonflons fantomatiques d’un bal masqué, ou on verrait quelque chose d’inexplicable, sans plus. Mais si l’hôtel absorbait Danny et son pouvoir… — son flux vital…, on pouvait appeler ça comme on voulait — alors de quoi ne serait-il pas capable ?