« Suis partie pour une urgence vétérinaire. Je rentrerai tard. Ne m'attends pas. Je t'aime. »
Il descendit dîner chez Mary's Fish. Pendant le repas, il ne cessa de regarder sa montre, demanda l'addition avant même d'avoir fini son plat principal, et, à peine sorti, sauta dans un taxi.
De retour à TriBeCa, il arpenta le trottoir devant le Novecento, brûlant d'envie d'y boire un verre. Le portier, qui assurait la sécurité de l'établissement, sortit une cigarette et demanda à Andrew s'il avait du feu. Andrew avait arrêté de fumer depuis belle lurette.
– Vous voulez entrer ? C'est très calme ce soir.
Andrew prit cette invitation pour un second signe.
La belle inconnue de la veille n'était pas assise au comptoir. Andrew parcourut la salle du regard, le portier ne lui avait pas menti, et il lui suffit d'un rapide coup d'œil pour constater qu'elle n'était pas revenue. Il se sentit grotesque, avala son Fernet-Coca et demanda la note au barman.
– Un seul verre ce soir ? lui dit ce dernier.
– Vous vous souvenez de moi ?
– Oui, je vous ai déjà vu ici, enfin je crois, quoi qu'il en soit, cinq Fernet-Coca d'affilée hier, ça ne s'oublie pas.
Andrew hésita un instant avant de demander au barman de lui en servir un autre et pendant que ce dernier remplissait son verre, il lui posa une question étonnante venant d'un homme qui allait bientôt se marier.
– La femme qui se trouvait à côté de moi, vous vous souvenez d'elle aussi, c'est une habituée ?
Le barman fit mine de réfléchir.
– Des jolies femmes, j'en vois beaucoup dans ce bar. Non, je n'y ai pas prêté attention, c'est important ?
– Oui, enfin non, répondit Andrew. Il faut que je rentre, dites-moi ce que je vous dois.
Le barman se retourna pour taper l'addition sur sa caisse enregistreuse.
– Si d'aventure, dit Andrew en glissant trois billets de vingt dollars sur le comptoir, elle repassait et vous demandait qui était l'homme au Fernet-Coca, voici ma carte de visite, n'hésitez pas à la lui remettre.
– Vous êtes journaliste au New York Times ?
– C'est ce qui est écrit sur cette carte...
– Si un jour vous aviez envie de faire un petit papier sur notre établissement, ne vous gênez surtout pas.
– Je n'oublierai pas d'y penser, dit Andrew, et vous non plus, n'oubliez pas.
Le barman lui fit un clin d'œil en rangeant le bristol dans son tiroir-caisse.
En sortant du Novecento, Andrew vérifia l'heure, si l'intervention de Valérie avait tardé, il serait peut-être rentré avant elle, dans le cas contraire, il prétendrait avoir travaillé tard au journal. Il n'était plus à un mensonge près.
*
À compter de ce soir-là, Andrew ne connut plus de répit. Jour après jour, il sentait son calme l'abandonner. Il eut même une violente altercation avec un collègue de travail qu'il avait surpris le nez dans ses affaires. Freddy Olson était un fouille-merde, jaloux de lui, un type dérangeant, mais Andrew n'avait pas pour autant l'habitude de s'emporter. Les deux dernières semaines de juin, c'était son excuse, seraient chargées en événements majeurs. Il devait conclure la rédaction de cet article qui l'avait conduit à deux reprises en Argentine et qui, l'espérait-il, rencontrerait autant de succès que son sujet en Chine. La date de remise à laquelle il s'était engagé était fixée au lundi suivant, mais Olivia Stern était une rédactrice en chef pointilleuse, surtout lorsqu'il s'agissait d'une enquête qui occuperait une page entière dans l'édition du mardi. Elle aimait avoir son samedi pour relire et élaborer les suggestions qu'elle communiquerait à son auteur par courriel le soir même. Drôle de journée que ce samedi où Andrew prêterait serment devant Dieu, drôle de dimanche où il devrait se faire pardonner auprès de Valérie d'avoir dû retarder leur voyage de noces à cause de son fichu travail et de ce dossier auquel sa patronne attachait tant d'importance.
Rien de tout cela n'avait réussi à effacer l'inconnue du Novecento de l'esprit d'Andrew. L'envie de revoir cette femme virait à l'obsession, sans qu'il en comprenne la raison.
Le vendredi, en allant chercher son costume, Andrew se sentit plus perdu que jamais. Le tailleur l'entendit soupirer alors qu'il se regardait en pied dans la glace.
– Quelque chose vous déplaît dans la coupe ? demanda-t-il d'une voix désolée.
– Non, monsieur Zanelli, votre travail est parfait.
Le tailleur observa Andrew et releva l'épaule droite du veston.
– Mais quelque chose vous tracasse, n'est-ce pas ? reprit celui-ci en plantant une épingle au bas de la manche.
– C'est plus compliqué que cela.
– Vous avez résolument un bras plus long que l'autre, je ne l'avais pas remarqué aux essayages. Donnez-moi quelques minutes, nous allons corriger cela tout de suite.
– Ne prenez pas cette peine, c'est le genre de costume que l'on ne porte qu'une seule fois dans sa vie, n'est-ce pas ?
– Je vous le souhaite, mais c'est aussi le genre de photographies que l'on revoit toute sa vie, et lorsque vos petits-enfants vous diront que votre veste n'était pas ajustée, je ne veux pas que vous leur racontiez que vous aviez un mauvais tailleur. Alors laissez-moi faire mon travail.
– C'est que j'ai un article très important à finir pour ce soir, monsieur Zanelli.
– Oui, et moi j'ai un costume très important à terminer dans le quart d'heure. Vous parliez d'une chose qui semblait compliquée ?
– En effet, soupira Andrew.
– Quel genre de chose, si ce n'est pas indiscret ?
– J'imagine que vous êtes tenu par le secret professionnel vous aussi, monsieur Zanelli ?
– Si vous faites l'effort de ne pas écorcher mon nom, je m'y tiendrai, c'est Zanetti, pas Zanelli ! Ôtez-moi ce veston, et installez-vous sur cette chaise, je vais travailler pendant que nous discutons.
Et tandis que monsieur Zanetti ajustait la manche du costume d'Andrew, celui-ci raconta comment, un an plus tôt en sortant d'un bar, il avait renoué avec son amour d'adolescence, et comment, dans un autre bar, il avait rencontré, à la veille de son mariage, une femme qui l'obsédait depuis que leurs regards s'étaient croisés.
– Vous devriez peut-être vous abstenir quelque temps de fréquenter les établissements de nuit, cela vous simplifierait l'existence. Je dois reconnaître que ce n'est pas banal comme histoire, ajouta le tailleur en allant chercher une bobine de fil dans le tiroir d'une commode.
– Simon, mon meilleur ami, me dit tout le contraire.
– Votre Simon a une étrange conception de la vie. Puis-je vous poser une question ?
– Toutes les questions que vous voudrez si cela peut m'aider à y voir plus clair.
– Si c'était à refaire, monsieur Stilman, si vous aviez le choix entre ne pas avoir renoué avec la femme que vous allez bientôt épouser ou ne pas avoir rencontré celle qui vous tourmente, que préféreriez-vous ?
– L'une est mon alter ego, l'autre... je ne connais même pas son prénom.
– Alors vous voyez que ce n'est pas si compliqué.
– Vu sous cet angle...
– Étant donné notre différence d'âge, je vais me permettre de vous parler comme un père, monsieur Stilman et, vous disant cela, je dois vous avouer que je n'ai pas d'enfant, donc très peu d'expérience en la matière...
– Faites quand même.
– Puisque vous me le demandez ! La vie n'est pas comme l'un de ces appareils modernes où il suffit d'appuyer sur un bouton pour rejouer le morceau choisi. Pas de retour en arrière possible et certains de nos actes ont des conséquences irréparables. Comme de s'enticher d'une illustre inconnue, aussi envoûtante soit-elle, à la veille de son mariage. Si vous vous entêtez, je crains fort que vous le regrettiez sérieusement, sans parler du mal que vous feriez autour de vous. Vous allez me dire que l'on ne commande pas à son cœur ce qui doit être ou pas, mais vous avez aussi une tête, alors servez-vous-en. Qu'une femme vous trouble n'est en rien blâmable, à condition toutefois que cela n'aille pas plus loin qu'un simple trouble.