À la fin du déjeuner, elle prit la main d'Andrew, le remercia pour le travail exceptionnel qu'il avait accompli et lui suggéra d'écrire un jour un livre sur ce sujet. Ce n'est qu'en sortant de table qu'elle lui annonça son intention d'en retarder la publication d'une semaine, dans le seul but de lui obtenir une accroche en une et deux pleines pages dans le journal. Une accroche à la une du New York Times et deux pleines pages, si ce n'était pas le Pulitzer, c'était en tous cas une marque de distinction qui lui apporterait une certaine renommée dans le milieu. Et lorsque Olivia lui demanda, sans que sa question laisse planer le moindre doute, s'il avait matière à développer son article à cette fin, Andrew l'assura qu'il se mettait au travail.
C'est ce qu'il se promit de faire durant toute la semaine. Il arriverait tôt à son bureau, y déjeunerait sur le pouce d'un sandwich et travaillerait tard dans la nuit, sauf, de temps en temps peut-être, pour dîner avec Simon.
Andrew respecta ce programme à la lettre, ou presque. Le mercredi, en sortant du journal, il ressentit une impression poignante de déjà-vu. À l'angle de la 40e Rue, il crut apercevoir pour la deuxième fois, à la fenêtre arrière d'un 4 × 4 garé devant l'immeuble, le visage de l'inconnue du Novecento. Il se mit à courir vers elle. Dans sa précipitation, son porte-documents lui échappa et les feuillets de son article s'éparpillèrent sur le trottoir. Le temps qu'il les ramasse et se redresse, la voiture avait disparu.
À partir de ce jour, Andrew alla finir ses soirées au Novecento, dans l'espoir de retrouver la femme qui le hantait.
Chaque soir il attendait en vain et retournait chez lui, dépité et épuisé.
Le samedi, il trouva dans son courrier une lettre dont il reconnut l'écriture sur l'enveloppe. Il la reposa sur son bureau en se promettant de ne pas y toucher tant qu'il n'aurait pas mis un point final à l'article qu'Olivia Stern attendait depuis la veille au soir.
Après avoir envoyé son texte à sa rédactrice en chef, il appela Simon, prétexta qu'il avait encore du travail pour annuler sa soirée avec lui.
Puis il alla s'asseoir sur le rebord de la fenêtre du salon, respira l'air de la nuit à pleins poumons et lut enfin la lettre de Valérie.
Andrew,
Ce dimanche sans toi fut le premier depuis l'adolescence à étreindre la douleur de l'absence. J'ai fugué à dix-sept ans, toi à presque quarante. Comment réapprendre à ne plus savoir comment tu vas ? Comment renaître du fond de tes silences ?
J'ai peur de mes souvenirs qui me ramènent à tes regards d'adolescent, au son de ta voix d'homme qui égayait mes jours, aux battements de ton cœur quand la main sur ton torse, je t'écoutais dormir et rassurais mes nuits.
En te perdant, j'ai perdu un amant, un amour, un ami et un frère. C'est un long deuil à faire.
Que la vie te soit belle, même si je t'ai voulu mort de me faire tant souffrir.
Je sais que quelque part dans cette ville où je me promène seule, tu respires, c'est déjà beaucoup.
Je signe cette courte lettre en écrivant pour la première et dernière fois « Ta femme », ou plutôt, celle qui le fut, l'espace d'un jour triste.
7.
Il dormit presque tout le dimanche. Il était sorti la veille, décidé à s'adonner au cours de sa soirée à la plus outrancière des ivresses. Il avait pendant de nombreuses années fait preuve d'un certain talent pour ce genre d'exercice. Rester cloîtré chez lui aurait ajouté au gâchis un manque de courage insupportable.
Il avait poussé la porte du Novecento plus tard que d'habitude, avalé plus de Fernet-Coca que d'habitude et avait quitté le bar encore plus mal que d'habitude. Le gâchis continuait puisqu'il avait passé la soirée seul au comptoir et n'avait conversé qu'avec le barman. En errant dans la nuit déserte, imbibé d'alcool, Andrew Stilman avait été pris d'un fou rire. Un fou rire qui s'était rapidement mué en une tristesse profonde. Puis il sanglota pendant une heure, assis sur le bord d'un trottoir, les pieds dans le caniveau.
Il était sans nul doute le plus grand des abrutis et, pourtant, il en avait croisé quelques-uns au cours de sa vie.
En se réveillant avec une gueule de bois qui lui rappela qu'il n'avait plus vingt ans, Andrew comprit combien Valérie lui manquait. Elle lui manquait à en crever, aussi fort que cette créature d'un soir l'avait, pour d'obscures raisons, envoûté. Mais l'une était sa femme, l'autre une illusion. Et Andrew ne cessait de repenser à la lettre que Valérie lui avait écrite.
Il trouverait le moyen de se faire pardonner, les mots justes, c'était son domaine, après tout.
Si son article, qui paraîtrait le lendemain, devait lui apporter un peu de gloire, c'est avec Valérie qu'il souhaitait la partager.
Ce lundi, en sortant de chez lui, il descendit Charles Street, comme chaque matin, et partit à petites foulées vers la rivière faire son footing.
Il attendit que le feu passe au rouge et traversa le West Highway. Lorsqu'il gagna le terre-plein central, le petit personnage lumineux clignotait et, comme chaque matin, Andrew s'engagea pourtant sur la chaussée. Il répondit aux klaxons en levant le poing, majeur dressé vers le ciel. Puis il emprunta l'allée de River Park et accéléra.
Il irait dès ce soir sonner à la porte de Valérie, pour lui présenter ses excuses et lui dire combien il regrettait sa conduite. Il ne doutait plus un instant de ses sentiments pour elle, et il eut envie de se frapper la tête contre un mur en se demandant quelle folie lui avait traversé l'esprit pour se comporter comme il l'avait fait.
Une semaine s'était écoulée depuis leur séparation, sept jours de cauchemar infligés à la femme de sa vie, sept jours d'un égoïsme ignoble, mais cela n'arriverait plus jamais, il lui en ferait la promesse. Il n'aurait désormais de cesse que de la rendre heureuse. Il la supplierait de tout oublier et, quand bien même lui imposerait-elle le pire des chemins de croix avant de lui accorder son pardon, il le parcourrait à genoux si nécessaire.
Andrew Stilman arriva à la hauteur du Pier no 4, avec une seule idée en tête, reconquérir le cœur de sa femme.
Soudain, il sentit une morsure foudroyante au bas du dos, une déchirure terrible qui remontait vers l'abdomen. Si la douleur avait été localisée plus haut dans la poitrine, il aurait pensé faire un infarctus. Il eut l'impression que sa respiration se bloquait. Ce n'était pas une impression, ses jambes se défilèrent et il eut à peine la force de tendre les bras en avant pour protéger son visage dans sa chute.
À terre, le visage contre l'asphalte, il aurait voulu pouvoir se retourner, appeler à l'aide. Andrew Stilman ne comprenait pas pourquoi aucun son ne sortait de sa gorge, jusqu'à ce qu'une quinte de toux lui fasse cracher un liquide épais.
Découvrant l'étendue rougeâtre qui s'épanchait devant lui, Andrew comprit que c'était son sang qui se répandait sur l'allée de River Park. Pour une raison qu'il ignorait, il était en train de se vider comme un animal à l'abattoir. Un voile noir commença à obscurcir sa vue.
Il supposa qu'on lui avait tiré dessus, bien qu'il ne se souvînt pas d'avoir entendu une déflagration ; peut-être l'avait-on poignardé. Usant de ses derniers instants de lucidité, Andrew se demanda qui avait bien pu l'assassiner.
Respirer lui était presque impossible. Ses forces l'abandonnaient et il se résolut à l'imminence de sa fin.
Il s'attendit à voir défiler sa vie, guetta une lueur sublime au bout d'un couloir, une voix divine qui le guiderait vers un ailleurs. Rien de tout cela ne se produisit. Les derniers instants de conscience d'Andrew Stilman n'étaient qu'une lente et douloureuse plongée vers le néant.