À 7 h 15, par un lundi matin de juillet, la lumière s'éteignit, et Andrew Stilman comprit qu'il était en train de mourir.
8.
Un air glacial entra dans ses poumons, un fluide tout aussi froid coulait dans ses veines. Une lumière aveuglante l'empêchait d'ouvrir les yeux, la peur aussi. Andrew Stilman se demandait s'il était en train de se réveiller au purgatoire ou en enfer. Compte tenu de ses récents agissements, le paradis lui semblait au-dessus de ses moyens.
Il ne sentait plus battre son cœur, il avait froid, terriblement froid.
La mort étant censée durer l'éternité, il n'allait pas rester dans le noir tout ce temps-là. Il rassembla son courage et réussit à rouvrir les yeux.
Chose qui lui parut pour le moins étrange, il se retrouva adossé au feu rouge du croisement de Charles Street et du West End Highway.
L'enfer ne ressemblait absolument pas à ce qu'on lui avait enseigné aux cours de catéchisme de l'école catholique de Poughkeepsie, à moins que ce carrefour n'en marque l'entrée. Mais vu le nombre de fois qu'Andrew l'avait franchi en allant faire son footing, il s'en serait tout de même rendu compte.
Tremblant comme une feuille au vent, le dos suintant, il regarda machinalement sa montre. Elle affichait 7 heures pile, soit quinze minutes avant qu'on l'ait assassiné.
Cette phrase qu'il venait de formuler mentalement lui parut dénuée de tout sens. Andrew ne croyait pas à la réincarnation et encore moins en une résurrection qui lui aurait permis de revenir sur terre un quart d'heure avant sa mort. Il regarda autour de lui, le paysage ne semblait aucunement différent de ce qu'il avait coutume de voir tous les matins. Un flot d'automobiles remontait vers le nord, de l'autre côté du terre-plein, les voitures, pare-chocs contre pare-chocs, tentaient de gagner le quartier financier, le long de la rivière, des joggeurs parcouraient à bonne allure l'allée de River Park.
Andrew fit de son mieux pour rassembler ses esprits. L'unique intérêt qu'il ait jamais accordé à la mort était qu'elle vous libère de toute souffrance physique. S'il ressentait une pareille douleur au bas du dos, si une kyrielle de petites étoiles se promenaient dans son champ de vision, c'était bien la preuve qu'en ce qui le concernait, corps et âme faisaient toujours un.
Il avait le souffle court, mais de toute évidence il respirait, puisqu'il toussait aussi. Il fut gagné par la nausée et se pencha en avant pour vomir son petit déjeuner dans le caniveau.
Plus question de courir ce matin, ni de boire une goutte d'alcool de toute son existence, même un Fernet-Coca. L'addition que la vie venait de lui présenter était assez salée pour qu'on ne l'y reprenne plus.
Recouvrant un semblant de forces, Andrew fit demi-tour. Une fois chez lui, il prendrait une bonne douche, se reposerait un peu, et tout rentrerait dans l'ordre.
Et tandis qu'il marchait, la douleur dans son dos régressant, Andrew se persuada qu'il avait dû perdre connaissance quelques secondes. Quelques secondes qui l'avaient totalement désorienté.
Il aurait pourtant juré s'être trouvé à la hauteur du Pier no 4 et non au bout de Charles Street au moment où il avait éprouvé ce malaise. Lorsqu'il consulterait un médecin, et il savait déjà qu'il lui faudrait en consulter un, il ne manquerait pas de faire état de cette confusion mentale. L'incident était suffisamment troublant pour qu'il s'en inquiète.
Ses sentiments pour Valérie n'avaient pas varié pour autant. Tout au contraire, la crainte de mourir les avait renforcés encore davantage.
Quand tout serait rentré dans l'ordre, il appellerait le journal pour prévenir de son retard et sauterait dans un taxi, direction les écuries de la police montée de New York où se trouvait le cabinet vétérinaire de son épouse. Il n'attendrait pas plus longtemps pour lui exprimer ses regrets et lui demander pardon.
Andrew poussa la porte de son immeuble, monta jusqu'au troisième étage, inséra la clé dans la serrure et entra. Ses clés lui échappèrent des mains, quand il découvrit Valérie dans son salon. Elle lui demanda s'il avait vu la blouse qu'elle avait rapportée de la teinturerie la veille. Depuis qu'il était parti courir, elle l'avait cherchée sans réussir à mettre la main dessus.
S'arrêtant un instant de fouiller l'appartement, elle l'observa et lui demanda pourquoi il la regardait avec cet air hébété.
Andrew ne sut quoi lui répondre.
– Aide-moi au lieu de rester planté là, je vais finir par être en retard et ce n'est vraiment pas le jour, nous avons une inspection sanitaire ce matin.
Andrew resta immobile, il avait la bouche sèche, l'impression que ses lèvres étaient scellées.
– Je t'ai préparé du café, il est dans la cuisine, tu ferais bien de manger quelque chose, tu es blanc comme un linge. Tu cours trop et trop vite, reprit Valérie en continuant ses recherches. Mais d'abord, je t'en supplie, trouve-moi cette blouse. Il faudrait vraiment que tu me fasses un peu de place dans ta penderie, j'en ai plus qu'assez de trimballer mes affaires d'un appartement à l'autre, regarde le résultat !
Andrew fit un pas vers Valérie et lui agrippa les bras pour capter son attention.
– Je ne sais pas à quoi tu joues, mais te trouver ici est la plus belle surprise de toute ma vie. Tu ne me croiras sûrement pas, je m'apprêtais à venir te voir à ton cabinet. Je dois absolument te parler.
– Ça tombe bien, moi aussi, nous n'avons toujours rien décidé au sujet de ce projet de vacances dans le Connecticut. Quand repars-tu en Argentine déjà ? Tu me l'as dit hier, mais je déteste tellement cette idée, que j'ai déjà oublié.
– Pourquoi repartirais-je en Argentine ?
Valérie se retourna et observa Andrew attentivement.
– Pourquoi repartirais-je en Argentine ? répéta Andrew.
– Parce que ton journal t'a confié « une enquête majeure qui va propulser ta carrière au firmament » ? Je ne fais que répéter ce que tu m'as expliqué ce week-end dans un état de surexcitation qui frisait le ridicule. Parce que ta rédactrice en chef t'a appelé vendredi dernier pour te suggérer d'y retourner, alors que tu en reviens à peine. Mais elle est tellement insistante, et accorde tant d'importance à cette enquête...
Andrew se souvenait très bien de cette conversation avec Olivia Stern, à ce détail près qu'elle avait eu lieu au retour de son premier voyage à Buenos Aires, au début du mois de mai et que nous étions début juillet.
– Elle m'a appelé vendredi dernier ? balbutia Andrew.
– Va manger quelque chose, tu perds la boule.
Andrew ne répondit pas. Il se précipita dans sa chambre, attrapa la télécommande sur la table de nuit et alluma le poste de télévision. La chaîne New York 1 diffusait le journal du matin.
Sidéré, Andrew constata qu'il connaissait chacune des nouvelles que le présentateur annonçait. Le dramatique incendie qui avait ravagé un entrepôt du Queens et coûté la vie à vingt-deux personnes... l'augmentation du prix des péages à l'entrée de la ville qui entrait en vigueur le jour même. Mais le jour en question avait eu lieu deux mois plus tôt.
Andrew regarda défiler le bandeau d'informations en continu au bas de l'écran. La date du 7 mai s'afficha, et il dut s'asseoir sur le lit pour tenter de comprendre ce qui lui arrivait.
Le présentateur météo annonça l'arrivée de la première tempête tropicale de la saison, elle perdrait de son intensité avant d'atteindre les côtes de la Floride. Andrew Stilman savait que le météorologue se trompait, et qu'elle redoublerait de force en fin de journée, de la même façon qu'il se souvenait du nombre de victimes qu'elle provoquerait sur son passage.