Son tailleur lui avait dit un jour que la vie n'était pas comme l'un de ces appareils où il suffisait d'appuyer sur une touche pour rejouer le morceau choisi, qu'il n'y avait pas de retour en arrière possible. Apparemment, M. Zanetti s'était trompé. Quelqu'un, quelque part, avait dû appuyer sur un étrange bouton, car la vie d'Andrew Stilman venait de se rembobiner soixante-deux jours en arrière.
Andrew se rendit dans la cuisine, retint sa respiration en ouvrant la porte du réfrigérateur et trouva ce qu'il redoutait d'y voir : un sac en plastique contenant la blouse que sa femme – qui n'était pas encore sa femme – avait rangée là par mégarde la veille au soir avec les yaourts achetés à l'épicerie du coin.
Il la lui rapporta, Valérie lui demanda pourquoi sa blouse était glacée, Andrew lui en expliqua la raison, et Valérie lui promit de ne plus jamais lui reprocher d'être distrait. C'était la seconde fois qu'il entendait cette promesse ; la première s'étant produite dans des circonstances parfaitement identiques, deux mois plus tôt.
– Au fait, pourquoi voulais-tu venir me voir à mon cabinet ce matin ? dit-elle en attrapant son sac à main.
– Pour rien, parce que tu me manquais.
Elle l'embrassa sur le front et sortit à la hâte. En lui rappelant de lui souhaiter bonne chance, elle le prévint qu'elle rentrerait probablement tard.
Andrew savait que la visite des services sanitaires n'aurait pas lieu, l'inspecteur ayant à l'instant même un accident de voiture sur le Queensborough Bridge.
Valérie l'appellerait au bureau vers 18 h 30 pour lui proposer d'aller au cinéma. Andrew tarderait à quitter le journal, par sa faute ils rateraient la séance et, pour se faire pardonner, il l'emmènerait dîner en ville.
Andrew avait une mémoire infaillible. Il s'en était toujours félicité, mais jamais il n'aurait pu imaginer que cette faculté le plonge un jour dans un tel état de panique.
Seul dans l'appartement, envisageant l'impensable, Andrew comprit qu'il avait soixante-deux jours devant lui pour découvrir qui l'avait assassiné, et pour quels motifs.
Et ce, avant que son meurtrier n'arrive à ses fins...
9.
En arrivant au journal, Andrew décida de ne rien changer à sa routine. Il avait besoin de prendre du recul sur sa situation et de réfléchir avant de décider quoi que ce soit. Et puis il avait lu dans sa jeunesse quelques bouquins de science-fiction traitant de voyages dans le passé et se souvenait que modifier le cours des événements pouvait avoir de fâcheuses conséquences.
Il passa sa journée à préparer son deuxième séjour en Argentine, séjour qu'il avait déjà organisé dans sa précédente vie. Il envisagea de s'octroyer tout de même le droit de changer d'hôtel à Buenos Aires, celui où il avait séjourné lui ayant laissé un très mauvais souvenir.
Il eut un bref échange de mots avec Freddy Olson, son voisin de bureau. Ce dernier, par jalousie, n'avait de cesse de le rembarrer en comité de rédaction, quand il n'essayait pas de lui piquer ses sujets.
Andrew se rappelait très bien la raison de leur altercation, puisqu'elle avait déjà eu lieu. Tant pis pour l'ordre du monde, il prit l'initiative d'y mettre un terme. Il envoya paître Olson, évitant ainsi à leur rédactrice en chef de sortir de sa cage en verre pour lui imposer l'humiliation de présenter ses excuses à ce crétin, devant tous ses collègues.
Après tout, Andrew n'allait pas marcher au millimètre près dans chacun de ses pas, se dit-il en regagnant sa table. Il écraserait probablement quelques insectes qui avaient survécu à ses footings matinaux sur les pelouses de River Park au cours des deux derniers mois... prochains mois, rectifia-t-il mentalement.
L'idée de défier l'ordre des choses n'était pas pour lui déplaire. Il n'avait pas encore demandé sa main à Valérie – il ne le ferait que dans trois jours après qu'elle lui aurait reparlé de son voyage à Buenos Aires –, il ne lui avait pas encore brisé le cœur, et n'avait donc plus rien à se faire pardonner. S'il n'y avait cette probabilité qu'il finisse baignant dans son sang, dans une soixantaine de jours, ce retour en arrière n'avait finalement que du bon.
Lorsque Valérie lui téléphona à 18 h 30, il commit l'impair de lui promettre, avant qu'elle ne le lui propose, de la rejoindre au cinéma sur-le-champ.
– Comment savais-tu que j'allais te suggérer d'aller au cinéma ? demanda-t-elle, surprise.
– Je ne le savais pas, bafouilla-t-il, les doigts crispés sur son crayon à papier. Mais c'est une bonne idée, n'est-ce pas ? À moins que tu ne préfères un dîner au restaurant ?
Valérie réfléchit un bref instant et opta pour le dîner.
– Je réserve une table chez Omen.
– Tu es très doué ce soir, j'y pensais justement.
Le crayon à papier d'Andrew se brisa dans la paume de sa main.
– Il y a des soirs comme ça, dit-il. Retrouvons-nous dans une petite heure. Puis il l'interrogea sur la façon dont s'était déroulée son inspection sanitaire, bien qu'il connût la réponse.
– Pas d'inspection, lui répondit Valérie, l'inspecteur a eu un accident de voiture en venant. Je te raconterai à table.
Andrew raccrocha.
– Tu vas devoir faire preuve d'un peu plus de finesse au cours des prochains mois, si tu ne veux pas éveiller de soupçons, se dit-il à voix haute.
– Quel genre de soupçons ? demanda Freddy Olson en passant la tête par-dessus la cloison qui séparait son bureau de celui d'Andrew.
– Dis-moi Olson, ta mère ne t'a jamais expliqué que ce n'était pas très poli d'écouter aux portes ?
– Je ne vois aucune porte Stilman, toi qui es si observateur, tu n'as jamais remarqué qu'on travaillait dans un open space ? Tu n'as qu'à parler moins fort. Tu crois que ça m'amuse d'entendre tes conversations ?
– Je n'en doute pas une seconde.
– Alors, de quoi s'agissait-il monsieur le reporter qui prend du galon ?
– Et que signifie cette petite remarque exactement ?
– Oh, ça va Stilman, ici tout le monde sait bien que tu es devenu le protégé de Stern. Que veux-tu, on ne peut pas lutter contre un certain corporatisme.
– Je sais que tes talents journalistiques te font douter d'appartenir à notre profession et je ne te jette pas la pierre, si j'étais aussi nul que toi Olson, je douterais également.
– Très drôle ! Mais je ne parlais pas de ça, Stilman, ne te fais pas plus bête que tu ne l'es.
– Et tu parlais de quoi, Olson ?
– Stilman, Stern, c'est un peu les mêmes origines, non ?
Andrew observa attentivement Freddy. Il se fit la remarque que dans sa vie précédente – et ce genre de pensée lui semblait si absurde qu'il avait encore du mal à s'y faire – cette altercation avec Olson s'était produite bien plus tôt au cours de la journée, à une heure où Olivia Stern se trouvait encore dans son bureau. Or elle en était maintenant partie depuis une bonne demi-heure, comme la plupart de ses collègues, qui avaient levé le camp aux alentours de 18 heures. Le cours des choses, sous l'influence de ses actes, était en train de se modifier et Andrew en conclut qu'il aurait tort de ne pas en profiter. Il décocha une gifle magistrale à Freddy Olson qui recula d'un pas et en resta bouche bée.
– Merde, Stilman, je pourrais porter plainte contre toi, menaça-t-il, en se frottant la joue. Il y a des caméras de surveillance partout sur ce plateau.
– Vas-y, ne te gêne pas, j'expliquerai pourquoi tu t'es pris une baffe. Je suis certain que la vidéo pourrait rencontrer un grand succès sur le Net.
– Tu ne t'en tireras pas comme ça !
– Tu ne crois pas si bien dire ! Bon, j'ai rendez-vous et tu m'as fait perdre assez de temps.
Andrew attrapa sa veste et s'en alla vers les ascenseurs, en faisant un doigt d'honneur à Freddy qui se frottait encore la joue. Dans la cabine qui filait vers le rez-de-chaussée, Andrew fulminait contre son collègue, mais il se dit qu'il avait tout intérêt à s'apaiser avant de retrouver Valérie, il aurait bien du mal à lui expliquer ce qui venait de se produire.