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*

Attablé au comptoir du restaurant japonais de SoHo, Andrew avait le plus grand mal à prêter attention à ce que lui disait Valérie. Cela étant, il avait pour excuse de connaître déjà toute sa conversation. Et pendant qu'elle lui parlait de sa journée, il réfléchissait à la façon d'exploiter au mieux la situation pour le moins déconcertante dans laquelle il se trouvait.

Il regretta amèrement de s'être toujours moqué de l'actualité financière. Dire qu'il aurait suffi qu'il s'y soit un peu intéressé pour se faire une petite fortune. S'il avait mémorisé les cours de la Bourse des prochaines semaines, qui appartenaient pour lui au passé, il aurait pu en misant ses économies se faire un joli pactole. Mais rien ne l'ennuyait plus que Wall Street et ses excès.

– Tu n'écoutes pas un mot de ce que je te raconte. Je peux savoir à quoi tu penses ?

– Tu viens de me dire que Licorice, l'un de tes chevaux préférés, souffrait d'une sale tendinite et que tu redoutais qu'elle vive ses derniers jours de service dans la police montée ; tu m'as aussi précisé que l'officier... mince j'ai oublié son nom... bref, son cavalier, ne s'en remettrait pas si on devait réformer son canasson.

Valérie regarda Andrew et resta sans voix.

– Quoi, demanda Andrew ? Ce n'est pas ce que tu viens de me dire ?

– Non, ce n'est pas ce que je viens de te dire, mais c'est exactement ce que je m'apprêtais à te dire. Qu'est-ce qui t'arrive aujourd'hui, tu as avalé une boule de cristal au petit déjeuner ?

Andrew se força à rire.

– Tu es peut-être plus distraite que tu ne le penses, je n'ai fait que répéter tes paroles. Comment voudrais-tu autrement que je sache tout cela ?

– C'est précisément la question que je te pose !

– Tu l'as peut-être pensé si fort que je t'ai entendue avant même que tu ne parles, ce qui prouve combien nous sommes connectés l'un à l'autre, dit-il en affichant un sourire séducteur.

– Tu as téléphoné au cabinet, tu es tombé sur Sam et tu l'as cuisiné.

– Je ne connais pas ce Sam et je te jure que je n'ai pas appelé ton bureau.

– C'est mon assistant.

– Tu vois, je n'ai aucune boule de cristal, j'aurais juré qu'il s'appelait John, ou un truc comme ça. On peut passer à autre chose ? suggéra Andrew.

– Et toi, ta journée ?

Cette question plongea Andrew dans une profonde réflexion.

Il était mort en faisant son footing matinal, s'était réveillé peu de temps après à environ un mile du lieu où on l'avait assassiné et, plus surprenant encore, deux mois avant l'agression. Depuis, il revivait une journée, presque identique à celle qu'il avait connue par le passé.

– Longue, répondit-il laconiquement, ma journée fut très longue, j'ai pour ainsi dire l'impression de l'avoir vécue deux fois !

*

Le lendemain matin, Andrew se retrouva seul dans l'ascenseur avec sa rédactrice en chef. Elle se tenait derrière lui, mais il pouvait voir dans le reflet des portes de la cabine qu'elle le regardait bizarrement, de cette façon dont on vous observe avant de vous annoncer une mauvaise nouvelle. Il attendit un instant et se mit à sourire.

– À propos, dit-il comme s'il poursuivait une conversation, avant que ce con d'Olson ne vienne cafter, je lui ai collé une baffe avant de partir hier soir.

– Vous avez fait quoi ? s'exclama Olivia.

– Je crois que vous avez parfaitement entendu. Pour être tout à fait honnête, je pensais que vous le saviez déjà.

– Et pourquoi avez-vous fait cela ?

– Rien qui n'engage le journal, soyez rassurée, et si cet abruti portait plainte, j'en assumerais l'entière responsabilité.

Olivia tira sur le bouton d'arrêt et appuya sur celui du rez-de-chaussée, l'ascenseur s'immobilisa et redescendit.

– Où va-t-on ? demanda Andrew.

– Prendre un café.

– Le café, je vous l'offre, mais je ne vous en dirai pas plus, répondit Andrew alors que les portes de la cabine s'ouvraient.

Ils s'installèrent à une table de la cafétéria. Andrew alla chercher deux mocaccinos et en profita pour s'acheter un croissant au jambon.

– Ça ne vous ressemble tellement pas, dit Olivia Stern.

– C'était juste une gifle, rien de bien méchant, et il ne l'avait pas volée.

Olivia le regarda et se mit à sourire à son tour.

– J'ai dit quelque chose de drôle ? demanda Andrew.

– Je devrais vous faire la morale, vous dire que de tels gestes sont inacceptables et pourraient vous coûter une mise à pied, si ce n'est votre place, mais j'en suis bien incapable.

– Qu'est-ce qui vous en empêche ?

– J'aurais adoré coller cette gifle à Olson.

Andrew se garda de tout commentaire et Olivia enchaîna aussitôt.

– J'ai lu vos notes, c'est bien, mais ce n'est pas suffisant. Pour pouvoir publier votre histoire il me faut du concret, des témoignages irréfutables, des preuves... je vous suspecte d'avoir intentionnellement édulcoré votre texte.

– Pourquoi aurais-je fait ça ?

– Parce que vous êtes sur un gros coup et que vous ne voulez pas tout me révéler pour l'instant.

– Vous me prêtez de drôles d'intentions.

– J'ai appris à vous connaître, Andrew. Donnant donnant, j'ai accédé à votre demande, vous repartirez en Argentine, mais, pour que je justifie vos frais, il va falloir nourrir ma curiosité. Vous avez retrouvé la trace de cet homme, oui ou non ?

Andrew considéra sa patronne un instant. Depuis qu'il faisait ce métier, il avait appris à ne faire confiance à personne. Mais il savait que s'il ne lâchait rien, Olivia ne le laisserait pas retourner à Buenos Aires, et comme elle l'avait deviné, à l'aube du mois de mai, il était loin d'avoir terminé son enquête.

– Je pense être sur la bonne voie, concéda-t-il en reposant son café sur la table.

– Et comme le suggèrent vos notes, vous le soupçonnez d'avoir participé à ce trafic ?

– Difficile d'affirmer quoi que ce soit. De nombreuses personnes furent impliquées dans ces affaires, les langues ne se délient pas facilement. C'est un sujet encore douloureux pour la plupart des Argentins. Puisque nous en sommes aux confidences, pourquoi tenez-vous tant à cette enquête ?

Olivia Stern considéra son journaliste.

– Vous l'avez déjà retrouvé, n'est-ce pas ? Vous avez mis la main sur Ortiz ?

– Possible... mais je partage votre avis, je n'en ai pas encore assez sous le pied pour que cette histoire soit publiée, c'est pour cela qu'il faut que je retourne là-bas. Vous êtes d'accord avec moi sur le fait que vous n'avez pas répondu à ma question...

Olivia se leva et lui fit signe qu'il pouvait terminer son croissant tout seul.

– C'est votre priorité absolue, Andrew, je vous veux à cent pour cent sur cette affaire. Vous avez un mois, pas plus.

Andrew regarda sa rédactrice en chef sortir de la cafétéria. Deux réflexions lui vinrent à l'esprit. Il se fichait complètement de ses menaces, sachant pertinemment qu'il repartirait à Buenos Aires à la fin du mois et qu'il mènerait son enquête à terme. Au cours de la conversation, Olivia l'avait pris de court, et il avait dû y réfléchir à deux fois avant de parler, se demandant en permanence ce qu'elle était censée savoir et ce qu'elle ignorait encore.

Et pour cause, il n'avait aucun souvenir de lui avoir remis ses notes, pas plus dans cette vie qu'au cours de celle qui s'était achevée dans l'allée de River Park. D'autre part, il était certain de ne jamais avoir eu cette discussion avec elle auparavant.