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Et, retournant à son bureau, Andrew se dit qu'il n'aurait peut-être pas dû gifler Freddy Olson la veille au soir. Dorénavant il faudrait être plus vigilant à ne pas modifier le cours de certaines choses.

*

Andrew profita d'une pause pour aller se promener sur Madison Avenue et s'arrêta devant la vitrine d'un bijoutier. Il n'avait pas de grands moyens financiers, mais sa demande en mariage était encore plus motivée que la première fois. Il s'était senti un peu ridicule chez Maurizio de ne pas avoir pu présenter le petit écrin rituel au moment où il s'était agenouillé.

Il entra dans le magasin et regarda attentivement les vitrines. Il lui fallut se rendre à l'évidence, on ne jouait pas si facilement que cela avec le cours des événements. La vie avait un ordre qu'il n'était pas facile de bouleverser. Il reconnut parmi dix autres la bague que Valérie avait choisie quand ils étaient venus l'acheter ensemble. Et pourtant, Andrew n'avait aucun doute sur le fait que ce n'était pas dans cette bijouterie.

Mais il se souvenait très bien du prix de cette bague. Aussi, lorsque le bijoutier tenta de lui faire croire qu'elle en valait le double, Andrew lui répliqua avec assurance :

– Ce diamant pèse un peu moins de 0,95 carat et, bien qu'il soit assez lumineux à première vue, c'est une taille ancienne et il comporte suffisamment d'inclusions pour justifier que sa valeur ne dépasse pas la moitié de ce que vous m'en demandez.

Andrew ne faisait que répéter ce que le précédent bijoutier avait expliqué, quand il avait acheté cette bague avec Valérie. Il s'en souvenait d'autant mieux que la réaction de sa fiancée l'avait profondément touché. Il s'attendait à ce qu'elle choisisse une pierre de meilleure qualité, mais en passant la bague à son doigt, Valérie avait dit au vendeur que c'était bien suffisant pour elle.

– Je ne vois donc que deux explications possibles, reprit Andrew. Soit vous vous êtes trompé de référence en regardant l'étiquette, je ne vous blâme pas on dirait des pattes de mouche, soit vous essayez de m'entuber. Ce serait dommage que ça me donne envie d'écrire un petit papier sur les arnaques des bijoutiers. Je vous ai dit que j'étais journaliste au New York Times ?

Le bijoutier examina à nouveau l'étiquette, fronça les sourcils et annonça tout confus qu'il s'était en effet trompé, cette bague valait bien le prix qu'Andrew lui en avait proposé.

L'affaire se conclut dans la plus grande civilité et Andrew ressortit sur Madison Avenue avec un ravissant petit écrin au fond de la poche de son veston.

Son deuxième achat de la journée fut un petit cadenas à combinaison qu'il destinait à verrouiller le tiroir de son bureau.

Le troisième était un carnet de moleskine doté d'un élastique. Il ne le réservait pas aux notes concernant son article, mais à une autre enquête devenue pour lui prioritaire : découvrir, en moins de cinquante-neuf jours, l'identité de celui qui l'avait assassiné et l'empêcher d'arriver à ses fins.

Andrew entra dans un Starbucks Coffee. Il s'acheta de quoi se nourrir et s'installa dans un fauteuil club, commençant à réfléchir à tous ceux qui auraient pu le vouloir mort. De telles pensées le mirent profondément mal à l'aise. Qu'avait-il donc raté à ce point dans son existence pour en être arrivé à faire ce genre d'inventaire ?

Il nota le nom de Freddy Olson. On ne sait jamais de quoi un collègue de bureau est vraiment capable, ni jusqu'où la jalousie peut conduire. Andrew voulut se rassurer aussitôt, Olson était une couille molle et puis ils n'en étaient jamais venus aux mains dans sa précédente vie.

Il y avait eu ces lettres de menaces reçues peu après la publication de son article sur un trafic d'enfants en Chine. Son papier avait certainement bouleversé la vie de nombreuses familles américaines touchées par le sujet.

Les enfants sont sacrés ; tous les parents du monde vous le diront, ils seraient prêts à tout pour protéger leur progéniture, même à tuer.

Andrew se demanda ce qu'il aurait fait lui-même s'il avait adopté un enfant et qu'un journaliste l'eût rendu complice involontaire d'une telle affaire, affirmant que l'enfant devenu sien avait peut-être été volé à ses vrais parents.

– J'en aurais probablement voulu jusqu'à la fin de mes jours au type qui aurait ouvert cette boîte de Pandore, grommela Andrew.

Que faire en sachant que votre enfant finira tôt ou tard par découvrir la vérité, maintenant qu'elle avait été rendue publique ? Lui briser le cœur et le vôtre en même temps en le raccompagnant à sa famille légitime ? Vivre dans le mensonge et attendre qu'à l'âge adulte il vous reproche d'avoir fermé les yeux sur le pire des trafics ?

En écrivant son article, Andrew n'avait qu'effleuré les implications de telles révélations. Combien de pères et de mères américains avait-il plongés dans une situation déchirante ? Mais seuls les faits comptaient, son métier était de faire éclater la vérité ; on ne voit jamais midi qu'à sa porte, comme lui disait souvent son paternel.

Il raya le nom d'Olson sur son carnet et nota d'aller relire les trois lettres anonymes le menaçant de mort.

Puis il songea à son enquête en Argentine. La dictature qui avait régné entre 1976 et 1983 n'avait pas hésité à envoyer des assassins hors de ses frontières pour supprimer les opposants au régime ou ceux qui se risquaient à en dénoncer les agissements criminels. Les temps avaient changé, mais certaines méthodes restent ancrées à jamais dans les cerveaux les plus tordus.

Cette enquête là aussi avait dû en déranger plus d'un. L'hypothèse qu'un ancien membre des forces armées, un responsable de l'ESMA1, de l'un ou l'autre de ces camps secrets où les victimes des disparitions forcées étaient conduites pour y être torturées et assassinées, était possible, sinon probable.

Sur son autre carnet, Andrew commença à recopier les noms de ceux et celles qu'il avait interrogés au cours de son premier séjour. Pour des raisons évidentes, les notes prises au cours du second voyage n'y figuraient pas. Quand il retournerait à Buenos Aires, il veillerait à être plus vigilant encore.

– Comme d'habitude, tu ne penses qu'à ton boulot, se dit-il à voix basse en tournant les pages de son carnet.

Et l'ex-petit ami de Valérie ? Elle n'en parlait jamais, deux ans de vie commune, ce n'est pas rien. Un type qui se fait plaquer pour un autre peut devenir violent.

Songer à tous ces gens qui auraient pu vouloir le supprimer lui avait coupé l'appétit. Andrew repoussa son assiette et se leva.

En route vers son bureau, il fit tourner le petit écrin au fond de sa poche, refusant d'envisager ne serait-ce qu'un instant l'hypothèse qui venait de lui effleurer l'esprit.

Jamais Valérie n'aurait été capable de commettre un tel acte.

– En es-tu vraiment sûr ? lui souffla sa conscience comme un vent mauvais qui lui glaça le sang.

*

Le jeudi de la première semaine de sa résurrection – cette expression le terrorisait chaque fois qu'il la formulait – Andrew, plus pressé que jamais de retourner à Buenos Aires, s'attela à peaufiner les derniers détails de son voyage. Il renonça finalement à changer d'hôtel, il y avait fait des rencontres décisives pour ses recherches.

La fille qui tenait le bar, une certaine Marisa, lui avait confié l'adresse d'un café où se réunissaient d'anciens membres des ERP, l'Armée révolutionnaire du peuple, et des Montoneros qui avaient survécu à leur passage dans un centre de détention. Ils étaient peu nombreux. Elle l'avait aussi mis en relation avec l'une des Mères de la place de Mai, ces femmes dont les enfants avaient été enlevés par les commandos de l'armée pour ne jamais reparaître ; femmes qui, bravant la dictature, avaient arpenté les trottoirs de la place de Mai pendant des années, en portant des panneaux où figuraient les photos de leurs disparus.