La junte au pouvoir ouvre des centres de détention clandestins, crée des sections spéciales composées d'unités de police et de membres appartenant aux trois corps de l'armée. Les escadrons de la mort sont en marche.
Sous le commandement de responsables régionaux, leur mission est de kidnapper, torturer, assassiner toute personne suspectée de sympathiser avec l'opposition. Durant dix ans, la junte au pouvoir réduira en esclavage et fera disparaître plus de trente mille personnes, hommes et femmes de tous âges, le plus souvent très jeunes. Plusieurs centaines d'enfants seront arrachés à leur mère dès leur naissance pour être donnés à des sympathisants du régime. L'identité de ces enfants sera méthodiquement effacée au bénéfice d'une nouvelle fabriquée de toutes pièces. La doctrine du pouvoir en place revendique une morale chrétienne inébranlable : soustraire des âmes innocentes à des parents aux idéaux pervertis pour leur offrir la salvation en les confiant à des familles dignes de les élever.
Les « disparus », ainsi qu'on les nomme, seront enterrés dans des fosses communes et, pour beaucoup d'entre eux, anesthésiés dans les centres de détention avant d'être transportés à bord d'avions clandestins d'où ils seront jetés vivants dans le Rio Grande et dans l'océan.
Il ne restera aucune trace de ce massacre pouvant incriminer les dirigeants au pouvoir...
Andrew parcourut pour la énième fois la liste qui regroupait les noms des commanditaires de ces barbaries. Région par région, zone urbaine par zone urbaine, centre de détention par centre de détention. Les heures de la journée s'égrenaient à la lecture des noms des bourreaux alors qu'il continuait d'éplucher les retranscriptions de témoignages, d'aveux de minutes de procès rendus stériles. Une fois la démocratie rétablie, les barbares avaient joui d'une impunité presque totale après qu'une loi d'amnistie fut votée.
En accomplissant ce travail de fourmi, Andrew continuait inlassablement de rechercher la trace d'un certain Ortiz, dont le parcours était, selon les informations communiquées par sa rédactrice en chef, emblématique de ces simples soldats devenus les complices tacites des pires atrocités.
Pourquoi lui en particulier ? Son destin était des plus mystérieux, lui avait déclaré Olivia Stern. Qu'il s'agisse de l'Argentine ou d'ailleurs, la question restait la même : quelle ferveur avait inspirée le pouvoir en place pour transformer des hommes normaux en tortionnaires, comment un père de famille pouvait rentrer chez lui, embrasser sa femme et ses enfants, après avoir au cours de sa journée torturé et assassiné d'autres femmes, d'autres enfants ?
Andrew savait qu'il s'en était fallu de peu pour qu'il réussisse à coincer Ortiz. Était-ce l'un de ses anciens complices, l'un de ses compagnons d'armes qui l'avait poursuivi jusque dans les allées de River Park ?
Quelque chose clochait dans cette théorie. Andrew avait été tué deux jours avant que son article ne paraisse, il ne pouvait donc pas s'agir d'une vengeance. Néanmoins, se dit-il, lorsqu'il retournerait à Buenos Aires, il lui faudrait être bien plus vigilant qu'il ne l'avait été au cours de sa précédente vie.
Plus il y songeait, plus il paraissait évident à Andrew qu'il avait besoin d'aide. Il rappela l'inspecteur Pilguez.
Le policier à la retraite supposa que ce coup de téléphone n'augurait rien de bon et qu'Andrew avait finalement décidé d'engager des poursuites après l'accident qu'il lui avait causé.
– J'ai bien des douleurs dans le dos, mais vous n'y êtes pour rien, le rassura Andrew. Mon appel n'est pas lié à votre façon un peu énergique de sortir d'un parking.
– Ah ? souffla Pilguez, alors que me vaut le plaisir ?
– J'ai besoin de vous voir, c'est urgent.
– Je vous inviterais bien à prendre un café, mais j'habite San Francisco, c'est un peu loin de chez vous.
– Je comprends, soupira Andrew.
– De quel genre d'urgence parlez-vous ? reprit Pilguez après un court instant d'hésitation.
– D'un genre vital.
– S'il s'agit d'une affaire criminelle, je suis à la retraite. Mais je peux vous recommander à l'un de mes collègues new-yorkais. L'inspecteur Lucas du 6e Precinct a toute ma confiance.
– Je sais que vous êtes à la retraite, mais c'est à vous que je veux me confier, question d'instinct.
– Je vois...
– J'en doute fort. La situation dans laquelle je me trouve est pour le moins incongrue.
– Je vous écoute. J'ai une certaine habitude des situations incongrues, croyez-moi, insista l'inspecteur.
– Ce serait trop compliqué par téléphone. Vous ne me croiriez pas... Pardonnez cet appel intempestif. Je vous souhaite une agréable soirée.
– À San Francisco, nous sommes encore au milieu de l'après-midi.
– Alors bon après-midi, inspecteur.
Andrew raccrocha. Il prit sa tête entre ses mains et essaya de rassembler ses esprits.
Il avait rendez-vous dans une heure avec Valérie, et ferait mieux de changer d'humeur s'il ne voulait pas gâcher cette soirée si importante. Il avait usé de son quota d'égoïsme dans sa précédente vie.
*
Il lui fit sa demande en mariage, comme si c'était la première fois. Elle admira la bague qu'Andrew lui avait passée au doigt et l'assura, émue, qu'elle n'en aurait pas choisi d'autre.
Le dîner achevé, Andrew téléphona à Simon et tendit aussitôt l'appareil à Valérie pour qu'elle lui annonce la nouvelle ; puis vint le tour d'appeler Colette.
En arrivant au bas du petit immeuble de l'East Village, Andrew sentit son téléphone vibrer au fond de sa poche. Il décrocha, intrigué.
– J'ai réfléchi à notre petite conversation. Ma femme serait ravie que je lui fiche la paix pendant quelques jours. Il paraît que je tourne en rond depuis que je suis à la retraite... et qu'un peu de distraction ne pourrait pas me faire de mal. Tout cela pour vous dire que je prendrai l'avion demain matin. Je vais profiter de ces quelques jours de liberté pour venir rendre visite à de vieux amis new-yorkais. Retrouvons-nous pour un dîner vers 21 heures au même endroit que la dernière fois. Soyez à l'heure, vous avez éveillé ma curiosité, monsieur Stilman.
– À demain inspecteur, 21 heures chez Frankie's, répondit Andrew soulagé.
– Qui était-ce ? interrogea Valérie.
– Personne.
– Et demain soir, tu dînes avec personne ?
*
La salle baignait dans un clair-obscur. Attablé au fond du restaurant, l'inspecteur Pilguez attendait. Andrew regarda sa montre en s'asseyant.
– C'est moi qui suis en avance, dit l'inspecteur en lui serrant la main.
Le serveur leur présenta les cartes et l'inspecteur fronça les sourcils.
– Cette manie des éclairages tamisés dans les restaurants, c'est exaspérant. Je n'arrive pas à lire une ligne de ce menu, reprit-il en extrayant une paire de lunettes de sa poche.
Andrew consulta rapidement la carte et la reposa.
– Ils servent toujours une bonne viande ici, reprit Pilguez en renonçant à la lecture du menu.
– Va pour une viande, dit Andrew. Vous avez fait bon voyage ?
– Quelle question ! Comment voulez-vous faire un agréable voyage en avion de nos jours ? Mais passons à ce qui nous amène ici, que puis-je faire pour vous ?
– M'aider à arrêter la personne qui m'a...
Andrew marqua un temps d'hésitation avant de poursuivre.
– ... qui a tenté de m'assassiner, répondit-il, sans autre forme de préambule.
Pilguez reposa sa bouteille de bière.