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Était-ce le fait de sa plume élégante et précise, ou les conséquences d'un été particulièrement chaud, mais les colonnes dont il s'occupait s'étirèrent bientôt sur deux pleines pages. Lors de la préparation des résultats trimestriels, un analyste du département financier, féru de statistiques, remarqua que la facturation par défunt grimpait en flèche. Les familles endeuillées s'offraient plus de lignes pour témoigner combien leur douleur était grande. Les chiffres, quand ils sont bons, voyagent assez vite au sein des grandes entreprises. Au comité de direction qui se tint au début de l'automne, on discuta de ces résultats, envisageant d'en récompenser l'auteur désormais reconnu. Andrew Stilman fut nommé rédacteur, toujours au sein des mêmes cahiers du jour, mais cette fois à la section des mariages, dont les résultats étaient déplorables.

Andrew ne manquant jamais d'idées, il délaissa quelque temps le bar où il avait ses habitudes pour aller traîner dans les établissements chics que fréquentaient les différentes communautés homosexuelles de la ville. Nouant contact sur contact entre les dry martinis qu'il ne comptait plus, il en profitait pour distribuer à la volée sa carte de visite, expliquant à qui voulait l'entendre que la rubrique dont il avait la charge se réjouissait de publier toutes les annonces d'unions, y compris celles d'un genre que la plupart des autres journaux refusaient d'accueillir dans leurs colonnes. Le mariage homosexuel n'était pas encore légalisé dans l'État de New York, loin de là, mais la presse était libre de faire mention de tout échange de vœux volontairement consentis dans un cadre privé ; in fine, seule l'intention compte.

En trois mois, les carnets du jour s'étendirent sur quatre pages dans l'édition du dimanche et le salaire d'Andrew Stilman fut sensiblement revu à la hausse.

Il décida alors de réduire sa consommation d'alcool, non par souci de ménager son foie, mais parce qu'il venait d'acquérir une Datsun 240Z, modèle qui lui faisait envie depuis qu'il était gosse. La police était devenue intransigeante sur le taux d'alcoolémie au volant. Boire ou conduire... Andrew, follement épris d'une vieille voiture impeccablement restaurée dans les ateliers de son meilleur ami qui possédait un garage spécialisé dans les automobiles de collection, avait fait son choix. Et s'il fréquentait à nouveau le bar du Marriott, il ne buvait jamais plus de deux verres par soir, sauf le jeudi.

C'est précisément un jeudi, quelques années plus tard, en sortant du bar du Marriott qu'Andrew tomba nez à nez avec Valérie Ramsay. Elle était aussi ivre que lui et sous l'emprise d'un incontrôlable fou rire, après avoir trébuché sur une boîte à journaux et s'être retrouvée le derrière par terre au beau milieu du trottoir.

Andrew avait aussitôt reconnu Valérie non à ses traits – elle ne ressemblait en rien à celle qu'il avait connue vingt ans plus tôt – mais à son rire. Un rire inoubliable qui faisait tressaillir sa poitrine. Et les seins de Valérie Ramsay avaient hanté l'adolescence d'Andrew.

Ils s'étaient connus au collège. Valérie, rejetée de l'équipe des cheerleaders – ces majorettes affublées de combinaisons sexy aux couleurs de l'équipe de football locale – pour une bagarre idiote dans les vestiaires avec une fille qui se la jouait un peu trop, s'était rabattue sur la chorale. Andrew, souffrant d'une atrophie des cartilages aux genoux qu'il ne fit opérer que des années plus tard à cause d'une fille qui aimait danser, avait été dispensé de toute activité sportive. Lui aussi, à défaut de pouvoir faire autre chose, donnait de la voix dans cette même chorale.

Il avait flirté avec elle jusqu'à la fin de leur scolarité. Pas de sexe à proprement parler, mais suffisamment de mains et langues baladeuses pour s'amuser sur les bancs de l'école du désir, en profitant pleinement des formes généreuses de Valérie.

C'était quand même à elle qu'il devait son tout premier orgasme d'une autre main donnée. Un soir de match où les deux tourtereaux planqués dans les vestiaires déserts avaient roucoulé plus que d'habitude, Valérie avait enfin consenti à glisser sa main dans le jean d'Andrew. Quinze secondes de vertige, suivies du rire de Valérie qui avait fait s'agiter sa poitrine et contribué au prolongement d'un plaisir fugace. Une première fois ne s'oublie jamais.

– Valérie ? avait balbutié Stilman.

– Ben ? avait répondu Valérie, tout aussi surprise.

Au collège, tout le monde l'appelait Ben, impossible de se souvenir pourquoi ; cela faisait vingt ans qu'on ne l'avait plus surnommé ainsi.

Pour justifier son état pitoyable, Valérie prétexta une soirée entre copines comme elle n'en avait plus vécu depuis ses années de fac. Andrew, guère en meilleur état, invoqua une promotion, sans préciser qu'il l'avait obtenue deux ans plus tôt ; mais y avait-il prescription pour célébrer les bonnes nouvelles ?

– Qu'est-ce que tu fais à New York ? interrogea Andrew.

– J'y habite, répondit Valérie, alors qu'Andrew l'aidait à se relever.

– Depuis longtemps ?

– Un certain temps, ne me demande pas combien, je ne suis pas en état de compter. Qu'est-ce que tu es devenu ?

– Ce que j'ai toujours voulu être, et toi ?

– Vingt ans de vie, c'est une longue histoire, tu sais, répondit Valérie en époussetant sa jupe.

– Neuf lignes, soupira Andrew.

– Quoi neuf lignes ?

– Vingt ans de vie, si tu me les confies, je te les résume en neuf lignes.

– N'importe quoi.

– Tu paries ?

– Ça dépend quoi ?

– Un dîner.

– J'ai quelqu'un dans ma vie, Andrew, répondit Valérie du tac au tac.

– Je ne t'ai pas proposé une nuit à l'hôtel. Une soupe aux dumplings chez Joe's Shanghai... tu es toujours dingue des dumplings ?

– Toujours.

– Tu n'auras qu'à dire à ton ami que je suis une vieille copine.

– Mais il faudrait d'abord que tu réussisses à résumer mes vingt dernières années en neuf lignes.

Valérie regarda Andrew, avec ce petit sourire en coin qu'elle affichait à l'époque où on l'appelait encore Ben, avant de lui proposer de la retrouver dans la remise derrière le bâtiment des sciences ; un petit sourire qui n'avait pas pris une ride.

– D'accord, dit-elle, un dernier verre et je te raconte ma vie.

– Pas dans ce bar, c'est trop bruyant.

– Ben, si tu as en tête de me ramener chez toi ce soir, tu te trompes de fille.

– Valérie, ça ne m'avait même pas traversé l'esprit, c'est juste que, dans nos états respectifs, nous nourrir un peu ne serait pas du luxe, faute de quoi, je crains que notre pari soit vain.

Andrew n'avait pas tort. Bien que ses deux escarpins fussent ancrés sur le trottoir sale de la 40e Rue depuis qu'il l'avait aidée à se relever, Valérie avait l'impression de tanguer sur le pont d'un bateau. L'idée d'avaler quelque chose n'était pas pour lui déplaire. Andrew siffla un taxi et indiqua au chauffeur l'adresse d'un bistrot de nuit où il avait ses habitudes, dans le quartier de SoHo. Un quart d'heure plus tard, Valérie se mettait à table en face de lui, au sens propre comme au figuré.

Elle avait obtenu une bourse de l'université d'Indianapolis. De toutes les facultés auxquelles elle avait postulé, c'était la première qui avait accepté sa candidature. Le Midwest n'avait jamais fait partie de ses rêves de jeune fille, mais elle n'avait pas eu le luxe d'attendre une réponse plus prestigieuse ; sans cette aide financière pour s'offrir des études, son futur se serait résumé à un emploi de serveuse dans un bar de Poughkeepsie, ce patelin du nord de l'État de New York où ils avaient tous deux grandi.